Des frontières et du virtuel
Des frontières et du virtuel 1
Nous avons beaucoup parlé de « couches » et de « séries ». Ce langage trouvera ses formulations plus appropriées dans lexercice de la pensée. Ce que nous voulons suggérer, cest que lépistémologie, articulée par les modes de contraires entre théorie et expérience, entre le fondamental et lappliqué, ou encore par lobservation selon un mode de grandeur unique.
La modélisation apporte quelque chose de nouveau aux sciences, qui ne détruit absolument pas la réalité de la théorie, mais au contraire lenrichit de nouvelles tâches. Ce en quoi consiste ce nouveau, ce nest pas seulement une attention aux objets, aux « langages orientés objets », à tout ce quon appelle dans la pratique des sciences actuelles lontologie, cest-à-dire les objets et les relations que lon pose entre eux. Cet aspect est évidemment très important, il nous apprend en particulier que ce quon appelle communément l« application » dune théorie nest pas équivalente à sa particularisation, à la façon dune déduction de luniversel à une conséquence utile dans les sciences appliquées. Il sagit dautre chose, qui nest pas toujours incompatible avec cette déduction, cest une sorte de présentation de lobjet, qui ne se réduit pas à un langage formel. Il y a une forme de réalité qui apparaît avec lobjet qui nest pas contenue dans le langage formel, lobjet est chargé de quelque chose dune nature autre que linguistique, nous ne sommes pas exactement sur les mêmes échelles ontologiques. Franck Varenne a très clairement montré comment, dans la modélisation et la simulation, on arrivait à un degré de précision telle quelle ne permet plus de décider entre le langage et le réel, un peu comme il est difficile de distinguer entre lheure astronomique et lheure atomique 2. Mais, dune certaine façon, tout cela, nous le savons déjà par les travaux récents sur la modélisation, fait par exemple autour du laboratoire GEMAS 3, ainsi quau Séminaire du « Petit Collège » 4. Nous développerons néanmoins une conséquence de cette propriété des modèles, est que plus la charge ontologique est présente, plus la démarche scientifique sapparente à ce que lon peut appeler une « fiction ». Le langage ny est plus le « reflet » dun paysage déterminé par un horizon théorique réalisé par la plaine des faits, il est aussi cela, cest entendu. Les objets sont déterminés par des « paramètres » ont les combinaisons demandent la construction à la fois dune nouvelle « gamme » pour leur combinaison. Dune certaine façon, le modèle et ses relations aux théories se composent, comme se compose un morceau de musique contemporaine, où les « notes » ne sont plus des composants de mélodies et dharmonies, mais des attracteurs pour de nouveaux groupements dont le compositeur construit les dimensions à chaque fois.
Nous aimerions montrer quavec les distinctions entre théories et modèles, nous avions affaire non seulement à une autre approche de la précision, mais, plus généralement, et cela est moins dit, à ce que lon appelle en mécanique des fluides des « problèmes raides », cest-à-dire des problèmes qui exigent de tenir compte dans le même problème déchelles très différentes. Dun point de vue épistémologique, cela signifie que les « faits », corrélatifs des théories, ne sont plus les bons témoins de tous les ordres de grandeur. Les « faits » sont les bons corrélatifs des concepts théoriques et de leurs combinaisons en lois et en principes, qui marquent ainsi les frontières des domaines théoriques.
Pour comprendre les modèles, nous avons besoin dun autre « grain » de la science que celui des faits et des théories. Il nous faut une notion qui rende compte de la construction fictionnelle que suppose le modèle et de son ordre de grandeur ou de pertinence. Soit lidée de « virtuel » : notre hypothèse est quelle concentre en elle quelque chose qui permet le passage entre ordres de grandeur dans un problème épistémologique « raide », il est la décomposition du « fait » en paramètres, il est ce qui reste des « faits » lorsque on a laissé tombé les frontières et lopposition philosophique entre faits et théories.
Pour construire un point de vue qui tienne compte de toutes ces couches et ces ordres de grandeur, il faut revenir sur lépistémologie et le projet dune épistémologie quantique ou dune non-épistémologie, qui porte non directement sur les sciences, mais sur les représentations que lon forme à loccasion des sciences. Lépistémologie met en relation et sépare des représentations à loccasion des sciences. Par là, elle est une sorte de [i]sens commun[/i] qui permet de passer dune spécialité à lautre, ou dun ordre de pertinence à lautre. Elle est lélément qui permet de construire des interfaces en tout point des représentations sur les sciences. Léthique qui accompagne les sciences et les technologies est aussi une part de ce sens commun, et son objet est la maîtrise des frontières, comme celui de lépistémologie est leur détermination. Toute cela demandera évidemment une critique de la notion de « frontière », très importants du point de vue de lépistémologie ou de léthique, mais inexistante pour le générique, si ce nest comme fiction.
Le « virtuel » également est une « unité » qui échappe à la distinction entre science et sens commun, de même quentre les ordres de grandeurs de la théorie et du modèle. Le « virtuel » est partagée entre les sciences et le sens commun, mais aussi entre les sens communs dans la pratique des sciences et le sens commun « sur » les sciences, dune tout autre façon que ne la été le « théorique ».
Tout ce que nous avons présenté sous la forme de convergence des séries théoriques et modélisatrices, suppose que lépistémologie doit être déplacée, de la notion centrale de théorie à une idée plus minimale du concept de science, qui permette de réunifier épistémologie des théories et épistémologie des modèles. Cette démarche suppose, nous lavons déjà dit, lhypothèse que le réel précède la science, mais aussi la philosophie, ce qui est moins commun, puisque celle-ci est vue à travers le concept de Logos qui est une synthèse et une co-appartenance entre le réel et la pensée. Cette méthode rapporte au réel les problèmes sous la forme didentités. Une vision non exclusive des sciences actuelles donne à nouveau de limportance à lidentité, développée autrefois par Emile Meyerson en particulier, mais en un sens nouveau. Cette identité nest pas déterminée par lunité dun contenu, mais par le rapport de celui-ci au réel. Mais cela modifie considérablement le positivisme classique par lequel on cherchait à trouver la « spécificité » des sciences.
Cela ne signifie pas quil ny ait plus de relation entre lidentité dun problème et les universaux, mais ces relations sont profondément changées et rendues indirectes. Cette identité ne peut être expliquée par lextension dune théorie que lon particularise. Il ne suffit pas davoir une théorie, même mathématique, pour que lon puisse lappliquer directement à un matériau empirique 5. Cette question avait bien été vue dans lépistémologie classique, en particulier par Karl Popper et par Larry Laudan, lorsquils soulignaient limportance du « problème », qui justement suppose une forme didentité, dans la pratique scientifique, mais ils en étaient restés lun et lautre à une épistémologie organisée de façon principielle par la théorie. Avec la modélisation, lordre de pertinence épistémologique change, il nest plus explicité par le rapport « théorie/fait », ou plutôt, il y a une variété dordre de pertinence épistémologique. Lopposition « positif/spéculatif » nest plus la seule à articuler les relations entre le donné et le construit, il faudrait y ajouter lopposition paramètre/description qui est de lordre du « virtuel », et sexpliciterait dans le rapport « virtuel/réel ». Le « grain » de la science nest plus seulement le fait. Cest lattachement implicite au premier couple qui, en France, a organisé la méfiance à légard de la modélisation et linterdisciplinarité.
Une autre façon de dire la différence entre théorie et modèle est de différencier leur rapport à la philosophie. Au niveau de la théorie scientifique, la philosophie apparaît lorsquon la développe comme « explication », permettant de comprendre la « cause » des phénomènes étudiés. Emile Meyerson avait bien distingué ces démarches, et cest dans cette distinction quil avait élaboré le concept didentité. Nous allons également faire usage du concept didentité, mais dans les rapports entre les sciences et les philosophies, en cherchant une identité, une [i]constante[/i] 6 qui puisse rendre compte des relations entre philosophies et sciences dans le cadre des théories et dans celui des modèles. Dans le cadre de la modélisation, nous avons vu que la résolution dun problème supposait larticulation de divers modèles comme autant de paramètres de la modélisation. Or certains de ces modèles peuvent avoir un effet sur les paramètres choisis : ce sont ceux qui concernent tout ce qui vient « après » le produit ou la résolution du problème, soit le recyclage, lécologie, le développement durable, ou tous les scénarios qui peuvent aller avec la résolution dun problème. On peut dire en ce sens que la philosophie apparaît sous forme de [i]paramètre[/i] dans la modélisation. Cest là une représentation de la philosophie très simple, comme non-dédoublée, elle est juste un terme qui pourra nous donner des indications sur la notion didentité. Dune certaine façon, la modélisation nous oblige à donner une image plus « simple » de la philosophie. Comment articuler cette nouvelle image de la philosophie, maintenant assez courante, et celle qui accompagne les théories ? Nous tenterons par les notions de « générique » 7, par celle d« ordre de pertinence », de mettre en relation ces deux accompagnements philosophiques de la science 8.
Pour comprendre ce qui sest passé en sciences, il faut dautres termes que ceux de théorie et de fait. Nous proposons celui de virtuel qui pourrait être compris comme le fait dépouillé de toutes ses caractéristiques théoriques. Il ny a plus besoin de « fait brut », mais juste de lidentité dun problème ou dun objet. Le grain de la science est fait didentités 9 dont les éléments ne peuvent plus être compris comme le double spéculatif des contenus théoriques. Il y avait quelque chose de cela dans lhypothèse géométrique pour la compréhension des couleurs chez Descartes : leur structure nétait pas « en couleurs ». Pour faire comprendre cette idée par une autre métaphore, on pourrait dire que les sciences sont organisées comme les images par millions de pixels, comme on le dit pour la photographie numérique. Aucun des pixels nest un morceau de limage, et pourtant se voit finalement une image. Une couche, très en deçà des contenus théoriques, contribue à constituer la science, et ne contient aucun double ou symétrique des concepts théoriques. Cest cette couche que nous présentons comme le « virtuel ». Ce terme vient de ce que lorsque lon décrit un objet concret, on le reconstitue par des moyens venant de disciplines théoriques différentes. Dans un tel contexte, linterdisciplinarité devient une règle naturelle. Le virtuel est ce qui ôte au fait son origine théorique et disciplinaire. Le langage ordinateur a permis de telles généralisations. Le virtuel est une généralisation du fait hors de tout champ disciplinaire. La discipline devient alors une sorte dapparence objective pour regrouper un ordre de pertinence. Le fait est le virtuel vu sous langle de la théorie, ou encore le virtuel dont le caractère fictionnel a été effacé.
Les théories et les disciplines restent essentielles, comme garantes de la cohérence ou dune cohérence. En effet, un travail scientifique a de la validité dans la mesure où il est possible de le mettre en relation avec les connaissances fondamentales. Les révolutions scientifiques elles-mêmes tiennent compte des connaissances acquises, même si cest pour les rendre valides dans un champ plus étroit.
Le thème de la complexité relève des mêmes configurations épistémologiques. Un phénomène est dit complexe lorsquil ne peut être déterminé que par une conjonction de fragments de sciences et de disciplines. Ce nest pas la seule définition possible de la complexité, mais cest celle qui permet de rendre compte à la fois de la modélisation et de linterdisciplinarité. Là aussi, il nous faut comme une constante qui nous permet de passer dun régime disciplinaire à un autre, et qui nous garantisse lidentité du problème à résoudre.
Il nous faut donc une philosophie des sciences génériques. Elle ne se substitue pas à la philosophie des sciences classiques, mais la complète de façon à défaire les hiérarchies qui font obstacle à la compréhension des sciences contemporaines. Il faut conserver les distinctions classiques, mais en les rendant plus mobiles, en les mettant dans de nouvelles combinaisons, en défaisant les relations de contraires spontanées auxquelles elles donnent lieu dordinaire. Cela suppose une épistémologie capable de reconstruire des liens entre des espaces apparemment éloignés des sciences, une épistémologie flexible, mais aussi une épistémologie capable de distinguer des ordres de pertinence : fait/spéculatif et vituel/réel. Les problèmes que nous examinons nous ferons voir les relations entre la fiction et le virtuel, entre linterdisciplinarité, qui est une sorte de fiction, et le virtuel.
Il y a des liens entre le virtuel et le générique, comme il y en a entre le théorique et le générique et cest bien une philosophie des sciences génériques qui rendra compte du virtuel et de ses relations au théorique. Le générique a tout dabord été une place particulière et exceptionnelle dans la pratique de la science, de fragments de théories utilisables partout, dans des cadres où la théorie ou la discipline dorigine nest plus du tout ce qui donne le ton. Le générique permet une polyphonisation de la science.
Dans cette perspective, où nous distinguons à la fois des ordres de savoir et des ordres de pertinence, nous considérons que lépistémologie ne porte pas directement sur les objets, mais sur les opérations sur les objets. Nous recherchons une sorte dépistémologie quantique, qui ne porte quindirectement sur ses objets. Lunification de lépistémologie des théories et de celle de la modélisation suppose un tel passage. Il y a une sorte de dissociation entre lépistémologie et ses objets qui nentraîne pas une moindre objectivité des sciences, mais une critique de lobjectivité comme ne passant que par la validation de la théorie.
1- Sous presse louvrage dAcademos, [i]Epistémologie des frontières[/i], Paris, Pétra, 2009.
2- Franck Varenne, [i]Les notions de métaphore et danalogie dans les épistémologies des modèles et des simulations[i], précédé de « La situation de lépistémologie, la question des modèles et de la simulation », Préface dAnne-Françoise Schmid, Pétra, collection « Acta Stoïca », 2006.
3- Denis Phan, Anne-Françoise Schmid et Franck Varenne, « Appendix 1 - Epistemology in a Nutshell: Theory, Model, Simulation and Experiment », in : [i]Agent-based Modelling and Simulation in the Social and Human Sciences[/i], Edited by Denis Phan and Frédéric Amblard, GEMAS Studies in Social Analysis Series, Oxford, The Bardwell Press, September 2007, £90; hardback, 448 pp. ISBN 978-1-905622-01-6.
4- « [i]Le Petit Collège[/i] » est dirigé par Nicole Mathieu et Anne-Françoise Schmid de lassociation NSS-Dialogues, avec Jean-Yves Béziau, Yves Guermond, François Laruelle, Franck Varenne, Léo Coutellec. Il se consacre à un séminaire: « Les disciplines face à la modélisation et à linterdisciplinarité», dont largument de départ est le suivant :
[i]À la fin des années 1960, sest dessinée une opposition tout à fait explicite aux modèles (Althusser), dans la mesure du moins où ceux-ci ne correspondaient pas à la définition que peut en donner la logique mathématique (Badiou). Elle faisait système avec une critique de linterdisciplinarité. Depuis ces années, beaucoup de types de modélisation ont été faits et celle-ci nest plus discutée en tant que telle. Mais il y a une carence de réflexion entre la discussion première et les réalisations actuelles.
Il importe donc de réélaborer ce pourquoi intellectuellement nous nous engageons et/ou dans la modélisation et/ou dans linterdisciplinarité. La multiplicité des ingrédients de la démarche scientifique, théorie, modèle, modélisation, expérience, observation, simulation, mesure, recherche-action, etc., oblige à repenser les fonctions propres de la modélisation et à comprendre en quoi celle-ci favorise la relation avec dautres disciplines pour aborder le réel et les objets complexes. Penser le rapport entre modélisation et interdisciplinarité suppose lélaboration des principes de constitution dune telle culture et de ses liens avec les disciplines et les philosophies. La modélisation pourrait alors être prise pour un objet scientifique à part entière, et non pas seulement être mise en usage de façon pragmatique et gestionnaire.
Cest à cet effort de pensée que voudrait contribuer ce séminaire, où nous nous essayerons à réévaluer la situation contemporaine dans les disciplines interrogées et dans leurs interrelations.[/i]
Méthode :
Pour tenter de construire une épistémologie générale de la modélisation dans son rapport avec linterdisciplinarité, plusieurs grands témoins seront interrogés dans les séances qui jalonneront les années 2007 et 2008 par les membres du « petit collège » qui seront présents à chacune delle. Il sagit dorganiser autour de chaque discipline un ensemble de dialogues qui pourraient aboutir à un ouvrage prenant la suite de la Philosophie de linterdisciplinarité, de Jean-Marie Legay et Anne-Françoise Schmid (Pétra, 2004). Un ouvrage sortira en 2009 de ce séminaire.
5- Sur cette question, voir le livre de Franck Varenne [i]Du modèle à la simulation informatique[/i], Paris, Vrin, 2007. Varenne souligne les fonctions de la simulation informatique pour une application des mathématiques à la biologie. Nous avions proposé une idée semblable concernant la philosophie selon laquelle on ne peut lappliquer directement à lempirique (sans couper des têtes, comme on lavait fait à la Révolution française au nom de Rousseau). Il faut une « modélisation » pour que lon puisse « appliquer » (en un autre sens) la philosophie à lempirique.
6- Cest le terme utilisé par François Laruelle dans son Séminaire 2007-2008 au Collège International de Philosophie.
7- Il y a trois philosophes qui ont fait un usage important du terme de générique : Feuerbach, [i]LHomme générique[/i], dans son opposition à Hegel, Alain Badiou et François Laruelle.
8- Nous mettons en jeu pour linstant deux ordres de pertinence, mais il pourrait y en avoir plus. Le premier, classique, lié à la théorie, est le couple fait/spéculation qui caractérise la théorie, Le second, dont on ne parle encore presque jamais, serait le couple paramètre/description, de lordre de pertinence des modèles. La question est de pouvoir dégager une constante qui permette de passer de lun de ces ordres de pertinence à lautre. Lélaboration de cette constante permet un tout autre équilibre de lépistémologie, et un nouvel usage de ses distinctions dans des contextes de modélisation ou de simulation.
9- Cette notion didentité a valeur à la fois philosophique et scientifique. Du point de vue philosophique, elle permet de mettre en évidence les rapports entre les couples, elle est un « point » quasi-réel à partir duquel les apercevoir et les démonter. Du point de vue scientifique, elle est un gage de précision par rapport au réel, comme peut lêtre la simulation informatique. Le générique est une sorte de constante permettant de passer dun registre scientifique à un registre philosophique. Pour cela, il faut être bien persuadé de la différence fondamentale entre les deux logiques.
Anne-Françoise Schmid
Nous avons beaucoup parlé de « couches » et de « séries ». Ce langage trouvera ses formulations plus appropriées dans lexercice de la pensée. Ce que nous voulons suggérer, cest que lépistémologie, articulée par les modes de contraires entre théorie et expérience, entre le fondamental et lappliqué, ou encore par lobservation selon un mode de grandeur unique.
La modélisation apporte quelque chose de nouveau aux sciences, qui ne détruit absolument pas la réalité de la théorie, mais au contraire lenrichit de nouvelles tâches. Ce en quoi consiste ce nouveau, ce nest pas seulement une attention aux objets, aux « langages orientés objets », à tout ce quon appelle dans la pratique des sciences actuelles lontologie, cest-à-dire les objets et les relations que lon pose entre eux. Cet aspect est évidemment très important, il nous apprend en particulier que ce quon appelle communément l« application » dune théorie nest pas équivalente à sa particularisation, à la façon dune déduction de luniversel à une conséquence utile dans les sciences appliquées. Il sagit dautre chose, qui nest pas toujours incompatible avec cette déduction, cest une sorte de présentation de lobjet, qui ne se réduit pas à un langage formel. Il y a une forme de réalité qui apparaît avec lobjet qui nest pas contenue dans le langage formel, lobjet est chargé de quelque chose dune nature autre que linguistique, nous ne sommes pas exactement sur les mêmes échelles ontologiques. Franck Varenne a très clairement montré comment, dans la modélisation et la simulation, on arrivait à un degré de précision telle quelle ne permet plus de décider entre le langage et le réel, un peu comme il est difficile de distinguer entre lheure astronomique et lheure atomique 2. Mais, dune certaine façon, tout cela, nous le savons déjà par les travaux récents sur la modélisation, fait par exemple autour du laboratoire GEMAS 3, ainsi quau Séminaire du « Petit Collège » 4. Nous développerons néanmoins une conséquence de cette propriété des modèles, est que plus la charge ontologique est présente, plus la démarche scientifique sapparente à ce que lon peut appeler une « fiction ». Le langage ny est plus le « reflet » dun paysage déterminé par un horizon théorique réalisé par la plaine des faits, il est aussi cela, cest entendu. Les objets sont déterminés par des « paramètres » ont les combinaisons demandent la construction à la fois dune nouvelle « gamme » pour leur combinaison. Dune certaine façon, le modèle et ses relations aux théories se composent, comme se compose un morceau de musique contemporaine, où les « notes » ne sont plus des composants de mélodies et dharmonies, mais des attracteurs pour de nouveaux groupements dont le compositeur construit les dimensions à chaque fois.
Nous aimerions montrer quavec les distinctions entre théories et modèles, nous avions affaire non seulement à une autre approche de la précision, mais, plus généralement, et cela est moins dit, à ce que lon appelle en mécanique des fluides des « problèmes raides », cest-à-dire des problèmes qui exigent de tenir compte dans le même problème déchelles très différentes. Dun point de vue épistémologique, cela signifie que les « faits », corrélatifs des théories, ne sont plus les bons témoins de tous les ordres de grandeur. Les « faits » sont les bons corrélatifs des concepts théoriques et de leurs combinaisons en lois et en principes, qui marquent ainsi les frontières des domaines théoriques.
Pour comprendre les modèles, nous avons besoin dun autre « grain » de la science que celui des faits et des théories. Il nous faut une notion qui rende compte de la construction fictionnelle que suppose le modèle et de son ordre de grandeur ou de pertinence. Soit lidée de « virtuel » : notre hypothèse est quelle concentre en elle quelque chose qui permet le passage entre ordres de grandeur dans un problème épistémologique « raide », il est la décomposition du « fait » en paramètres, il est ce qui reste des « faits » lorsque on a laissé tombé les frontières et lopposition philosophique entre faits et théories.
Pour construire un point de vue qui tienne compte de toutes ces couches et ces ordres de grandeur, il faut revenir sur lépistémologie et le projet dune épistémologie quantique ou dune non-épistémologie, qui porte non directement sur les sciences, mais sur les représentations que lon forme à loccasion des sciences. Lépistémologie met en relation et sépare des représentations à loccasion des sciences. Par là, elle est une sorte de [i]sens commun[/i] qui permet de passer dune spécialité à lautre, ou dun ordre de pertinence à lautre. Elle est lélément qui permet de construire des interfaces en tout point des représentations sur les sciences. Léthique qui accompagne les sciences et les technologies est aussi une part de ce sens commun, et son objet est la maîtrise des frontières, comme celui de lépistémologie est leur détermination. Toute cela demandera évidemment une critique de la notion de « frontière », très importants du point de vue de lépistémologie ou de léthique, mais inexistante pour le générique, si ce nest comme fiction.
Le « virtuel » également est une « unité » qui échappe à la distinction entre science et sens commun, de même quentre les ordres de grandeurs de la théorie et du modèle. Le « virtuel » est partagée entre les sciences et le sens commun, mais aussi entre les sens communs dans la pratique des sciences et le sens commun « sur » les sciences, dune tout autre façon que ne la été le « théorique ».
Tout ce que nous avons présenté sous la forme de convergence des séries théoriques et modélisatrices, suppose que lépistémologie doit être déplacée, de la notion centrale de théorie à une idée plus minimale du concept de science, qui permette de réunifier épistémologie des théories et épistémologie des modèles. Cette démarche suppose, nous lavons déjà dit, lhypothèse que le réel précède la science, mais aussi la philosophie, ce qui est moins commun, puisque celle-ci est vue à travers le concept de Logos qui est une synthèse et une co-appartenance entre le réel et la pensée. Cette méthode rapporte au réel les problèmes sous la forme didentités. Une vision non exclusive des sciences actuelles donne à nouveau de limportance à lidentité, développée autrefois par Emile Meyerson en particulier, mais en un sens nouveau. Cette identité nest pas déterminée par lunité dun contenu, mais par le rapport de celui-ci au réel. Mais cela modifie considérablement le positivisme classique par lequel on cherchait à trouver la « spécificité » des sciences.
Cela ne signifie pas quil ny ait plus de relation entre lidentité dun problème et les universaux, mais ces relations sont profondément changées et rendues indirectes. Cette identité ne peut être expliquée par lextension dune théorie que lon particularise. Il ne suffit pas davoir une théorie, même mathématique, pour que lon puisse lappliquer directement à un matériau empirique 5. Cette question avait bien été vue dans lépistémologie classique, en particulier par Karl Popper et par Larry Laudan, lorsquils soulignaient limportance du « problème », qui justement suppose une forme didentité, dans la pratique scientifique, mais ils en étaient restés lun et lautre à une épistémologie organisée de façon principielle par la théorie. Avec la modélisation, lordre de pertinence épistémologique change, il nest plus explicité par le rapport « théorie/fait », ou plutôt, il y a une variété dordre de pertinence épistémologique. Lopposition « positif/spéculatif » nest plus la seule à articuler les relations entre le donné et le construit, il faudrait y ajouter lopposition paramètre/description qui est de lordre du « virtuel », et sexpliciterait dans le rapport « virtuel/réel ». Le « grain » de la science nest plus seulement le fait. Cest lattachement implicite au premier couple qui, en France, a organisé la méfiance à légard de la modélisation et linterdisciplinarité.
Une autre façon de dire la différence entre théorie et modèle est de différencier leur rapport à la philosophie. Au niveau de la théorie scientifique, la philosophie apparaît lorsquon la développe comme « explication », permettant de comprendre la « cause » des phénomènes étudiés. Emile Meyerson avait bien distingué ces démarches, et cest dans cette distinction quil avait élaboré le concept didentité. Nous allons également faire usage du concept didentité, mais dans les rapports entre les sciences et les philosophies, en cherchant une identité, une [i]constante[/i] 6 qui puisse rendre compte des relations entre philosophies et sciences dans le cadre des théories et dans celui des modèles. Dans le cadre de la modélisation, nous avons vu que la résolution dun problème supposait larticulation de divers modèles comme autant de paramètres de la modélisation. Or certains de ces modèles peuvent avoir un effet sur les paramètres choisis : ce sont ceux qui concernent tout ce qui vient « après » le produit ou la résolution du problème, soit le recyclage, lécologie, le développement durable, ou tous les scénarios qui peuvent aller avec la résolution dun problème. On peut dire en ce sens que la philosophie apparaît sous forme de [i]paramètre[/i] dans la modélisation. Cest là une représentation de la philosophie très simple, comme non-dédoublée, elle est juste un terme qui pourra nous donner des indications sur la notion didentité. Dune certaine façon, la modélisation nous oblige à donner une image plus « simple » de la philosophie. Comment articuler cette nouvelle image de la philosophie, maintenant assez courante, et celle qui accompagne les théories ? Nous tenterons par les notions de « générique » 7, par celle d« ordre de pertinence », de mettre en relation ces deux accompagnements philosophiques de la science 8.
Pour comprendre ce qui sest passé en sciences, il faut dautres termes que ceux de théorie et de fait. Nous proposons celui de virtuel qui pourrait être compris comme le fait dépouillé de toutes ses caractéristiques théoriques. Il ny a plus besoin de « fait brut », mais juste de lidentité dun problème ou dun objet. Le grain de la science est fait didentités 9 dont les éléments ne peuvent plus être compris comme le double spéculatif des contenus théoriques. Il y avait quelque chose de cela dans lhypothèse géométrique pour la compréhension des couleurs chez Descartes : leur structure nétait pas « en couleurs ». Pour faire comprendre cette idée par une autre métaphore, on pourrait dire que les sciences sont organisées comme les images par millions de pixels, comme on le dit pour la photographie numérique. Aucun des pixels nest un morceau de limage, et pourtant se voit finalement une image. Une couche, très en deçà des contenus théoriques, contribue à constituer la science, et ne contient aucun double ou symétrique des concepts théoriques. Cest cette couche que nous présentons comme le « virtuel ». Ce terme vient de ce que lorsque lon décrit un objet concret, on le reconstitue par des moyens venant de disciplines théoriques différentes. Dans un tel contexte, linterdisciplinarité devient une règle naturelle. Le virtuel est ce qui ôte au fait son origine théorique et disciplinaire. Le langage ordinateur a permis de telles généralisations. Le virtuel est une généralisation du fait hors de tout champ disciplinaire. La discipline devient alors une sorte dapparence objective pour regrouper un ordre de pertinence. Le fait est le virtuel vu sous langle de la théorie, ou encore le virtuel dont le caractère fictionnel a été effacé.
Les théories et les disciplines restent essentielles, comme garantes de la cohérence ou dune cohérence. En effet, un travail scientifique a de la validité dans la mesure où il est possible de le mettre en relation avec les connaissances fondamentales. Les révolutions scientifiques elles-mêmes tiennent compte des connaissances acquises, même si cest pour les rendre valides dans un champ plus étroit.
Le thème de la complexité relève des mêmes configurations épistémologiques. Un phénomène est dit complexe lorsquil ne peut être déterminé que par une conjonction de fragments de sciences et de disciplines. Ce nest pas la seule définition possible de la complexité, mais cest celle qui permet de rendre compte à la fois de la modélisation et de linterdisciplinarité. Là aussi, il nous faut comme une constante qui nous permet de passer dun régime disciplinaire à un autre, et qui nous garantisse lidentité du problème à résoudre.
Il nous faut donc une philosophie des sciences génériques. Elle ne se substitue pas à la philosophie des sciences classiques, mais la complète de façon à défaire les hiérarchies qui font obstacle à la compréhension des sciences contemporaines. Il faut conserver les distinctions classiques, mais en les rendant plus mobiles, en les mettant dans de nouvelles combinaisons, en défaisant les relations de contraires spontanées auxquelles elles donnent lieu dordinaire. Cela suppose une épistémologie capable de reconstruire des liens entre des espaces apparemment éloignés des sciences, une épistémologie flexible, mais aussi une épistémologie capable de distinguer des ordres de pertinence : fait/spéculatif et vituel/réel. Les problèmes que nous examinons nous ferons voir les relations entre la fiction et le virtuel, entre linterdisciplinarité, qui est une sorte de fiction, et le virtuel.
Il y a des liens entre le virtuel et le générique, comme il y en a entre le théorique et le générique et cest bien une philosophie des sciences génériques qui rendra compte du virtuel et de ses relations au théorique. Le générique a tout dabord été une place particulière et exceptionnelle dans la pratique de la science, de fragments de théories utilisables partout, dans des cadres où la théorie ou la discipline dorigine nest plus du tout ce qui donne le ton. Le générique permet une polyphonisation de la science.
Dans cette perspective, où nous distinguons à la fois des ordres de savoir et des ordres de pertinence, nous considérons que lépistémologie ne porte pas directement sur les objets, mais sur les opérations sur les objets. Nous recherchons une sorte dépistémologie quantique, qui ne porte quindirectement sur ses objets. Lunification de lépistémologie des théories et de celle de la modélisation suppose un tel passage. Il y a une sorte de dissociation entre lépistémologie et ses objets qui nentraîne pas une moindre objectivité des sciences, mais une critique de lobjectivité comme ne passant que par la validation de la théorie.
1- Sous presse louvrage dAcademos, [i]Epistémologie des frontières[/i], Paris, Pétra, 2009.
2- Franck Varenne, [i]Les notions de métaphore et danalogie dans les épistémologies des modèles et des simulations[i], précédé de « La situation de lépistémologie, la question des modèles et de la simulation », Préface dAnne-Françoise Schmid, Pétra, collection « Acta Stoïca », 2006.
3- Denis Phan, Anne-Françoise Schmid et Franck Varenne, « Appendix 1 - Epistemology in a Nutshell: Theory, Model, Simulation and Experiment », in : [i]Agent-based Modelling and Simulation in the Social and Human Sciences[/i], Edited by Denis Phan and Frédéric Amblard, GEMAS Studies in Social Analysis Series, Oxford, The Bardwell Press, September 2007, £90; hardback, 448 pp. ISBN 978-1-905622-01-6.
4- « [i]Le Petit Collège[/i] » est dirigé par Nicole Mathieu et Anne-Françoise Schmid de lassociation NSS-Dialogues, avec Jean-Yves Béziau, Yves Guermond, François Laruelle, Franck Varenne, Léo Coutellec. Il se consacre à un séminaire: « Les disciplines face à la modélisation et à linterdisciplinarité», dont largument de départ est le suivant :
[i]À la fin des années 1960, sest dessinée une opposition tout à fait explicite aux modèles (Althusser), dans la mesure du moins où ceux-ci ne correspondaient pas à la définition que peut en donner la logique mathématique (Badiou). Elle faisait système avec une critique de linterdisciplinarité. Depuis ces années, beaucoup de types de modélisation ont été faits et celle-ci nest plus discutée en tant que telle. Mais il y a une carence de réflexion entre la discussion première et les réalisations actuelles.
Il importe donc de réélaborer ce pourquoi intellectuellement nous nous engageons et/ou dans la modélisation et/ou dans linterdisciplinarité. La multiplicité des ingrédients de la démarche scientifique, théorie, modèle, modélisation, expérience, observation, simulation, mesure, recherche-action, etc., oblige à repenser les fonctions propres de la modélisation et à comprendre en quoi celle-ci favorise la relation avec dautres disciplines pour aborder le réel et les objets complexes. Penser le rapport entre modélisation et interdisciplinarité suppose lélaboration des principes de constitution dune telle culture et de ses liens avec les disciplines et les philosophies. La modélisation pourrait alors être prise pour un objet scientifique à part entière, et non pas seulement être mise en usage de façon pragmatique et gestionnaire.
Cest à cet effort de pensée que voudrait contribuer ce séminaire, où nous nous essayerons à réévaluer la situation contemporaine dans les disciplines interrogées et dans leurs interrelations.[/i]
Méthode :
Pour tenter de construire une épistémologie générale de la modélisation dans son rapport avec linterdisciplinarité, plusieurs grands témoins seront interrogés dans les séances qui jalonneront les années 2007 et 2008 par les membres du « petit collège » qui seront présents à chacune delle. Il sagit dorganiser autour de chaque discipline un ensemble de dialogues qui pourraient aboutir à un ouvrage prenant la suite de la Philosophie de linterdisciplinarité, de Jean-Marie Legay et Anne-Françoise Schmid (Pétra, 2004). Un ouvrage sortira en 2009 de ce séminaire.
5- Sur cette question, voir le livre de Franck Varenne [i]Du modèle à la simulation informatique[/i], Paris, Vrin, 2007. Varenne souligne les fonctions de la simulation informatique pour une application des mathématiques à la biologie. Nous avions proposé une idée semblable concernant la philosophie selon laquelle on ne peut lappliquer directement à lempirique (sans couper des têtes, comme on lavait fait à la Révolution française au nom de Rousseau). Il faut une « modélisation » pour que lon puisse « appliquer » (en un autre sens) la philosophie à lempirique.
6- Cest le terme utilisé par François Laruelle dans son Séminaire 2007-2008 au Collège International de Philosophie.
7- Il y a trois philosophes qui ont fait un usage important du terme de générique : Feuerbach, [i]LHomme générique[/i], dans son opposition à Hegel, Alain Badiou et François Laruelle.
8- Nous mettons en jeu pour linstant deux ordres de pertinence, mais il pourrait y en avoir plus. Le premier, classique, lié à la théorie, est le couple fait/spéculation qui caractérise la théorie, Le second, dont on ne parle encore presque jamais, serait le couple paramètre/description, de lordre de pertinence des modèles. La question est de pouvoir dégager une constante qui permette de passer de lun de ces ordres de pertinence à lautre. Lélaboration de cette constante permet un tout autre équilibre de lépistémologie, et un nouvel usage de ses distinctions dans des contextes de modélisation ou de simulation.
9- Cette notion didentité a valeur à la fois philosophique et scientifique. Du point de vue philosophique, elle permet de mettre en évidence les rapports entre les couples, elle est un « point » quasi-réel à partir duquel les apercevoir et les démonter. Du point de vue scientifique, elle est un gage de précision par rapport au réel, comme peut lêtre la simulation informatique. Le générique est une sorte de constante permettant de passer dun registre scientifique à un registre philosophique. Pour cela, il faut être bien persuadé de la différence fondamentale entre les deux logiques.
Anne-Françoise Schmid