Comment l'épistémologie vint à l'éthique technologique
Le « juste milieu », tel était le point déquilibre à atteindre pour se guider dans les problèmes déthique technologique : admettre une nouveauté jusquà un certain point, mais ne pas ladmettre dans toute son applicabilité possible. Comme lavait fait remarquer Harry Putman, il est bon dadmettre lavortement pour tenir compte de la situation des femmes, mais il nest pas bon de ladmettre tout le temps de la grossesse, pour des raisons aussi bien biologiques que sociales. Le problème éthique na pas de solution, mais il a en guise déquilibre satisfaisant un « arrêt » de la décision à un certain stade du problème, qui exclut les formes extrêmes. Cette façon daborder les problèmes déthique semble la plus « raisonnable » lorsquon tient compte de la façon de se conduire et de décider entre deux extrêmes. Mais cest là une simplification des problèmes éthiques, qui a pour conséquence de relancer toujours lopposition entre les extrêmes que lon voulait congédier.
Il y a sans doute des raisons pour lesquelles le « juste milieu » paraît toujours si « raisonnable »1. Elle permet dune part de trouver ses marques en philosophie, au travers de la tradition aristotélicienne. Dautre part, elle a pour elle quelle semble être très proche de la démarche scientifique qui consiste à trouver des formulations qui rendent compte de ce que lon observe sans en dépendre et de façon à trouver une cohérence avec les connaissances déjà acquises et les mathématiques. Là aussi, il y a une sorte de « juste milieu », où les extrêmes sont des phénomènes jugés perturbateurs ou des phénomènes négligeables. Les deux méthodes ont leur raison dêtre en leur domaine, mais au niveau dun certain sens commun, ils se confortent lun lautre de telle façon que lon nexamine pas assez dautres démarches.
Or en sciences, on a des moyens assez explicites pour isoler les phénomènes et tenir compte de cette isolation, ce nest pas du tout la même chose dans la question de léthique technologique, qui est structurée non pas seulement par la juste distance entre deux extrêmes dun même attribut, mais par toute une série de frontières, de couches, de savoirs et dordre de pertinence2 .
Ce que nous allons tenter de faire, cest de montrer que les éléments méthodologiques que nous avons donné pour les deux premières chroniques, permettent de poser de façon un peu nouvelle les questions déthique technologique. Il sagit de rapporter chaque élément capable dune variation indépendante dêtre rapporter à sa dimension, en le séparant par la pensée des autres, et cela pour chacun que nous puissions rencontrer, et, à partir de ces éléments minimaux, de reconstituer la complexité non seulement de telle problème, mais peut-être, le « calcul » densembles de tels complexes. Faisons donc comme si, à chaque coup, nous pouvions rapporter les problèmes éthiques à autant de dimensions que de termes, en défaisant les mixtes tels que nous les livre lobservation.
Cette richesse de dimensions de léthique technologique est souvent repérée par les philosophes comme ce qui échappe à labstraction des maximes ou au caractère principiel de léthique. Souvent, ils ont répété que léthique technologique nétait pas la vraie éthique, ou encore que les arguments donnés ne sont pas vraiment philosophiques, ou encore ne relèvent pas de la « vraie philosophie ». Dun autre côté, les partenaires économiques du travail scientifique, aimeraient que les questions éthiques puissent être réduites à des questions de réglementation ou de comportement professionnel. Les analyses de cas permettent darticuler ces deux grands aspects, mais sans pour autant développer le propre de cette éthique, si ce nest par cet équilibre toujours à recommencer entre ces deux pratiques vécues comme contraires. Dun côté, le formalisme des philosophes, dun autre, lamour des circonstances des casuistes, froment les apparentes limites objectives des problèmes éthiques. Admettons que ces deux aspects existent, mais peut-être la question nest-elle pas de les opposer, mais de les « mettre en dimensions ».
Comment les dimensions adviennent à léthique ? Parce que léthique technologique est au milieu de frontières philosophiques et scientifiques. Nous postulons que léthique peut être traitée comme science générique des frontières, ou comme une science générique de linterdisciplinarité.
Léthique trouve une nouvelle interprétation dans une philosophie des sciences génériques. Il est possible en retour que léthique donne une nouvelle image de ce quest une science générique. Cest à la construction de ces rapports que se consacrent les pages suivantes.
Une science générique en son sens admis dans la pratique scientifique est susceptible dintervenir dans toutes les disciplines où se pose le problème quelles traitent. Par exemple, la tribologie (science du frottement) intervient partout là où il y a frottement, même hors de sa discipline dorigine, la mécanique. On en connaît des cas tout à fait classiques. On peut sous certaines perspectives traiter les mathématiques ou linformatique de sciences génériques.
Quand déclare-t-on quil y a problème éthique à propos des sciences ou des technologies ? Le point commun, à travers la diversité des objets, est la rupture déquilibre entre les frontières disciplinaires. Lorsquune science se développe de façon à modifier ses frontières avec les autres, alors on dit quil y a un problème éthique. Le biologiste dit que lon peut travailler sur lembryon, mais le juriste, le médecin, le philosophe ne savent pas exactement ce quest un tel embryon. La solution au problème est de trouver, au moins provisoirement, un nouvel équilibre entre les frontières, donc une solution où toutes les disciplines restent en présence, et reconstruisent lobjet. Celui-ci sort donc de sa science dorigine pour participer à plusieurs dentre elles. Lobjet nest plus le répondant théorique de la discipline dorigine, mais il devient une sorte de « concret » que plusieurs sciences se doivent de traiter ensemble.
Comment passe-t-on de lobjet théorique à lobjet concret ? Cest là que se dessine la façon dont lépistémologie vient à léthique, par les moyens de la modélisation.
En le rendant complexe, cest-à-dire descriptible par la conjonction de plusieurs disciplines. Un objet complexe nest jamais complètement un objet théorique, parce que ses dépassements par rapport à une théorie sont assez importants pour ne pas être négligeables. La théorie contribue à comprendre lobjet complexe, mais elle ne peut le décrire complètement. Lobjet complexe ny est pas la concrétisation de la théorie. La théorie intervient indirectement, à loccasion de lobjet, et non linverse. La théorie ne peut « lisser », grâce aux mathématiques, lobjet comme elle le fait pour les beaux phénomènes, car il dépasse toujours ses compétences. Avec la modélisation, avec la technologie, lobjet concret a pris le pas sur lobjet théorique, et les objets des sciences se rapprochent de ceux du sens commun. Entre complexité, modélisation et sens commun, il y a de fortes harmoniques.
Lobjet complexe suppose un développement continu de frontières, de celles qui adviennent par les théories. Lembryon, cest de la médecine, de la biologie, de lembryologie, de la physiologie, du droit, de la philosophie, de la sociologie cest un point de convergence possible de toutes ces disciplines, et ce point de convergence est une sorte de sens commun. Tout objet du sens commun peut devenir lobjet dune telle convergence. Du point de vue du sens commun ordinaire, lobjet se montre dans son unité synthétique spontanée, du point de vue scientifique, dans sa diversité théorique, comme ensemble de frontières. Le sens commun ne voit pas les frontières de la science, mais chacune delles peut devenir son objet. Dans tout objet complexe, le sens commun peut se projeter, ce qui nest pas possible dans lobjet théorique. Cest probablement lune des raisons pour lesquelles on a pu parler de « nouvelle alliance » entre lhomme et la nature.
Les frontières de lobjet sont ce que peut décrire la modélisation. La théorie est ce qui indirectement produit ces frontières par ses principes et ses notions primitives, mais elle ne peut les décrire elle-même. Le modèle est le relais de description partielle des frontières. Nous supposons quavec la modélisation on peut généraliser la relation de science générique pour une autre, et supposer que tout fragment de science pour avoir un effet « générique » dans une autre, et passer presque naturellement dune discipline dans une autre.
Léthique, cest ce qui reste des sciences, lorsquil ny a plus de frontières, parce que ces dernières sont transformées en dimensions.
[b]Les « couches » de l\'éthique technologique[/b]
Dans ce nouveau paysage scientifique et technologique, léthique accompagne la science et lingénierie de façon continue. Mais cest dune éthique complexe quil sagit, qui doit tenir compte de diverses couches de « modélisation », avec laide de lépistémologie « quantique » ou non-épistémologie
1) Ethique abstraite (le simple respect) : il importe de ne jamais loublier, ne pas oublier que lon construit des objets pour des humains, qui ne se réduisent pas à létat de consommateurs. Les humains ne sont pas des moyens, mais des fins.
2) Les grands principes : ils sont une première caractérisation possible de léthique lorsque lon veut lui donner un contenu. Certains choisissent le principe dautonomie, de dignitié, de bienveillance, de justice, ou déquité, ou de non-malfaisance, Ces choix pourront avoir des conséquences différentes dans la façon de traiter les aspects éthiques des sciences et des technologies. De faire ces choix montre que chacun est partiellement contingent. Cest pourquoi maintenant les méthodes dévaluations éthiques travaillent souvent avec plusieurs principes, et donc plusieurs théories, ce qui distingue léthique technologique de léthique classique.
3) L\'analyse de cas : Léthique technologique ne peut se passer danalyses de cas. Cest là que la complexité des problèmes trouve son explicitation. Les Comités déthique, qui travaillent sur des problèmes qui se posent effectivement dans le présent, ont lhabitude de tenir compte dune couche de pertinence quils peuvent résumer sous lordre de « faits ». Les faits forment sans doute une couche importante, mais elle nest sans doute pas à opposer à celle des principes. Cest une sorte dordre de grandeur, et sans doute pas le seul, nous y adjoindrons dans une autre chronique, un ordre de grandeur de pertinence ou de grandeur que nous appelons « virtuel ».
4) Il y faut des stratégies, soit du présent vers lavenir, comme le font les comités déthique, soit du futur vers le présent, comme dans les méthodes de scénarios (dont lun des plus connu est le « développement durable »). Ces stratégies répondent à lune des caractéristiques de léthique technologique, que ses problèmes ne sont plus « décidables » par un expert, ou que ses conséquences ne sont pas calculables à partir des données présentes. Limportant est que ces stratégies soient multiples, que limagination ne sarrête pas à un scénario particulier, mais à des multiplicités de scénarios, un peu comme les spécialistes du climat doivent se faire une idée de la question du « changement climatique » à partir dune foule de modèles incomparables les uns aux autres.
5) Il y faut une condition dapplication qui soit créatrice dun langage qui puisse permettre de passer dune pratique à lautre de toutes les spécialités qui sont impliquées dans le problème étudié. Je propose une méthode, que lon pourrait appeler « méthodes des boîtes noires », supposant que chacun sexerce à expliciter ce quil a fait dans sa partie étant donné le problème en jeu (pour les OGM végétaux, on pourrait parler des scientifiques, des industriels, des préfets, des maires, des agriculteurs, des semenciers, des consommateurs, etc ). On peut supposer que lon agit de façon « éthique » dans la mesure où lon peut recevoir ce que dit chacun des partenaires et dire explicitement ce que lon a fait à ceux qui continuent laction. Ce serait une banalité si une telle pratique nétait pas créatrice de langages et de comportements. Cest en cela quelle est lune des conditions dapplications possibles de léthique technologique.
6) L\'évaluation éthique : ce sont des méthodes qui, en fonction de paramètres choisis, de valeurs considérées comme les plus importantes (voir le point 2), et en fonction de la répétition des questions, simule les solutions qui semblent les meilleures. Des biologistes de lUniversité de Nottingham (UK) ont inventé l« Ethical Matrix », qui permet une telle évaluation, en fonction de caractéristiques élaborées en point 3. Cest une méthode qui prépare à la décision, ce qui nest pas tout à fait léthique. Néanmoins, elle est intéressante en ce quelle tient compte de la multiplicité des partenaires et des théories, et leur donne, par la matrice, un aspect calculable et combinatoire que ne permettent de mettre en évidence les stratégies dites du juste milieu.
Toutes ces couches sont nécessaires lorsquil sagit déthique technologique. En oublier une peut-être une faute importante dans une évaluation. Confondre ces couches est également dangereux, ce serait comme un abus de pouvoir. La personne qui traite dune question éthique doit donc avoir tous les niveaux requis à disposition et les articuler de façon souple et spécifique pour chacune des questions.
Hypothèse : léthique technologique a une nouvelle forme par rapport à léthique classique : elle articule une quantité de couches et dordre de pertinences et de stratégies, et les rend explicites. Par là, elle est une sorte de science générique pour les disciplines scientifiques, dans leurs rapports frontaliers. Mais elle montre en même temps que peu de chose garantissait que léthique porte sur lhumain. Voici un tableau possible et inchoatif dune telle éthique.
[img]http://www.onphi.net/images/tableau-af.gif[/img]
Ce nest sans doute là quun schéma, mais il montre comment procéder pour une éthique technologique qui ne se réduise pas à lhabituation aux nouvelles technologies, qui ni aux problématiques du juste milieu. Dans léthique technologique, il sagit de calculer la part des disciplines, du générique, des principes, des données, des langages et des diagrammes, en fonction de ce qui apparaît comme nouvelles interfaces entre les sciences et le social.
Peut-on aller « jusquau bout » de cette problématique ? Certainement non. Toutes ces couches et autres fictions nont de sens ou de relief quen fonction de lidentité dun problème. Autour de cette identité, peuvent sarticuler chacune de ces couches. Il ny a pas de hiérarchie définitive, mais autant de combinaison dont lidentité est le chiffre.
Cette identité marque de contingence et de finitude un tel « modèle ». Mais cela nempêche pas quil modifie les pratiques, et permet de ne pas répéter les erreurs faites par exemple autour des OGM végétaux, et donne de nouveaux instruments, sans négliger ceux qui ont été apportés par dautres travaux.
Il faudra plus tard reparler de frontières, de dimensions, de « couches », de « virtuel ».
1 Pierre-André Taguieff, La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à lâge du nihilisme technicien, Paris, Fayard, 2007. Lauteur suppose implicitement que les problèmes de la bioéthjique se pose entre les contraires, supposant implicitement que la structure de la bioéthique est nécessairement philosophique au sens classique. Cela lamène a avoir une attitude duplice vis-à-vis de la bioéthique : à la fois elle est sérieuse, reprend des problèmes dAristote et de Schopenhauer, mais dautre part elle est de la philosophie non sérieuse, de la rhétorique. Il hésite constamment entre ces deux positions. Il fait allusion à des philosophes contemporains sans les citer, par exemple Derrida, Deleuze. Sa description de la « déconstruction » est à peine digne dun magazine. En philosophie analytique, il en reste aussi à de léthique classique, jusquà Bernard Williams. Cela est très dommage, parce que cet ouvrage est par ailleurs bien renseigné, et fourmille de réflexions intéressantes. La bioéthique ne peut se contenter dun simple mépris pour les philosophies contemporaines. De même, louvrage de Jean-Paul Oury, La querelle des OGM, Paris, PUF, 2006, est agi par cette logique, ses conceptions de la science et de la technique ne sont pas du tout assez travaillées, elles sont utilisées telles quelles. Cest dommage également, parce que le livre est bien documenté du point de vue français (si ce nest une ignorance complète des articles parus dans la revue scientifique interdisciplinaire Natures, Sciences, Sociétés). Sur ces questions, les écrits anglo-saxons peuvent amener des recherches nouvelles, car ils cherchent justement à réduire limpact du jeu des contraires, dans tous les cas, ils nen sont pas eux-mêmes lobjet, comme ces deux auteurs, même si tous deux cherchent à le traiter. Tout cela pour dire quil y a un énorme travail à faire sur les questions philosophiques concernant les sciences et les technologies.
2 On a pu voir ces derniers temps les habitudes du juste milieu du Comité déthique français se modifier. Non seulement, pour la première fois, à propos de lavis concernant la commercialisation de lingénierie sur les tissus humains, deux membres du Comité ont déclaré publiquement quils se désolidarisaient de lavis. Le Comité a rendu publique aussi son inquiétude sur les moyens de surveillance, pensant que notre démocratie ne se donnait pas les moyens dun débat public digne delle sur cette très importante question. Son président, Didier Sicard, est intervenu à plusieurs reprises dans Le Monde pour donner des points de vue assez nouveaux sur lusage que lon avait fait des divers dépistages (par exemple) trouvait trop vite dans presque tous les cas le même type de solution. Tous ces signes montrent que le Comité commence à transformer de sa méthode, et que résumer son travail comme une rhétorique du juste milieu nest plus du tout suffisant. Mais il faut ajouter quen février 2008, M. Didier Sicard a été relevé de ses fonctions de Président du CCNE par le gouvernement. Nous ne savons pas encore la suite
Anne-Françoise Schmid
Il y a sans doute des raisons pour lesquelles le « juste milieu » paraît toujours si « raisonnable »1. Elle permet dune part de trouver ses marques en philosophie, au travers de la tradition aristotélicienne. Dautre part, elle a pour elle quelle semble être très proche de la démarche scientifique qui consiste à trouver des formulations qui rendent compte de ce que lon observe sans en dépendre et de façon à trouver une cohérence avec les connaissances déjà acquises et les mathématiques. Là aussi, il y a une sorte de « juste milieu », où les extrêmes sont des phénomènes jugés perturbateurs ou des phénomènes négligeables. Les deux méthodes ont leur raison dêtre en leur domaine, mais au niveau dun certain sens commun, ils se confortent lun lautre de telle façon que lon nexamine pas assez dautres démarches.
Or en sciences, on a des moyens assez explicites pour isoler les phénomènes et tenir compte de cette isolation, ce nest pas du tout la même chose dans la question de léthique technologique, qui est structurée non pas seulement par la juste distance entre deux extrêmes dun même attribut, mais par toute une série de frontières, de couches, de savoirs et dordre de pertinence2 .
Ce que nous allons tenter de faire, cest de montrer que les éléments méthodologiques que nous avons donné pour les deux premières chroniques, permettent de poser de façon un peu nouvelle les questions déthique technologique. Il sagit de rapporter chaque élément capable dune variation indépendante dêtre rapporter à sa dimension, en le séparant par la pensée des autres, et cela pour chacun que nous puissions rencontrer, et, à partir de ces éléments minimaux, de reconstituer la complexité non seulement de telle problème, mais peut-être, le « calcul » densembles de tels complexes. Faisons donc comme si, à chaque coup, nous pouvions rapporter les problèmes éthiques à autant de dimensions que de termes, en défaisant les mixtes tels que nous les livre lobservation.
Cette richesse de dimensions de léthique technologique est souvent repérée par les philosophes comme ce qui échappe à labstraction des maximes ou au caractère principiel de léthique. Souvent, ils ont répété que léthique technologique nétait pas la vraie éthique, ou encore que les arguments donnés ne sont pas vraiment philosophiques, ou encore ne relèvent pas de la « vraie philosophie ». Dun autre côté, les partenaires économiques du travail scientifique, aimeraient que les questions éthiques puissent être réduites à des questions de réglementation ou de comportement professionnel. Les analyses de cas permettent darticuler ces deux grands aspects, mais sans pour autant développer le propre de cette éthique, si ce nest par cet équilibre toujours à recommencer entre ces deux pratiques vécues comme contraires. Dun côté, le formalisme des philosophes, dun autre, lamour des circonstances des casuistes, froment les apparentes limites objectives des problèmes éthiques. Admettons que ces deux aspects existent, mais peut-être la question nest-elle pas de les opposer, mais de les « mettre en dimensions ».
Comment les dimensions adviennent à léthique ? Parce que léthique technologique est au milieu de frontières philosophiques et scientifiques. Nous postulons que léthique peut être traitée comme science générique des frontières, ou comme une science générique de linterdisciplinarité.
Léthique trouve une nouvelle interprétation dans une philosophie des sciences génériques. Il est possible en retour que léthique donne une nouvelle image de ce quest une science générique. Cest à la construction de ces rapports que se consacrent les pages suivantes.
Une science générique en son sens admis dans la pratique scientifique est susceptible dintervenir dans toutes les disciplines où se pose le problème quelles traitent. Par exemple, la tribologie (science du frottement) intervient partout là où il y a frottement, même hors de sa discipline dorigine, la mécanique. On en connaît des cas tout à fait classiques. On peut sous certaines perspectives traiter les mathématiques ou linformatique de sciences génériques.
Quand déclare-t-on quil y a problème éthique à propos des sciences ou des technologies ? Le point commun, à travers la diversité des objets, est la rupture déquilibre entre les frontières disciplinaires. Lorsquune science se développe de façon à modifier ses frontières avec les autres, alors on dit quil y a un problème éthique. Le biologiste dit que lon peut travailler sur lembryon, mais le juriste, le médecin, le philosophe ne savent pas exactement ce quest un tel embryon. La solution au problème est de trouver, au moins provisoirement, un nouvel équilibre entre les frontières, donc une solution où toutes les disciplines restent en présence, et reconstruisent lobjet. Celui-ci sort donc de sa science dorigine pour participer à plusieurs dentre elles. Lobjet nest plus le répondant théorique de la discipline dorigine, mais il devient une sorte de « concret » que plusieurs sciences se doivent de traiter ensemble.
Comment passe-t-on de lobjet théorique à lobjet concret ? Cest là que se dessine la façon dont lépistémologie vient à léthique, par les moyens de la modélisation.
En le rendant complexe, cest-à-dire descriptible par la conjonction de plusieurs disciplines. Un objet complexe nest jamais complètement un objet théorique, parce que ses dépassements par rapport à une théorie sont assez importants pour ne pas être négligeables. La théorie contribue à comprendre lobjet complexe, mais elle ne peut le décrire complètement. Lobjet complexe ny est pas la concrétisation de la théorie. La théorie intervient indirectement, à loccasion de lobjet, et non linverse. La théorie ne peut « lisser », grâce aux mathématiques, lobjet comme elle le fait pour les beaux phénomènes, car il dépasse toujours ses compétences. Avec la modélisation, avec la technologie, lobjet concret a pris le pas sur lobjet théorique, et les objets des sciences se rapprochent de ceux du sens commun. Entre complexité, modélisation et sens commun, il y a de fortes harmoniques.
Lobjet complexe suppose un développement continu de frontières, de celles qui adviennent par les théories. Lembryon, cest de la médecine, de la biologie, de lembryologie, de la physiologie, du droit, de la philosophie, de la sociologie cest un point de convergence possible de toutes ces disciplines, et ce point de convergence est une sorte de sens commun. Tout objet du sens commun peut devenir lobjet dune telle convergence. Du point de vue du sens commun ordinaire, lobjet se montre dans son unité synthétique spontanée, du point de vue scientifique, dans sa diversité théorique, comme ensemble de frontières. Le sens commun ne voit pas les frontières de la science, mais chacune delles peut devenir son objet. Dans tout objet complexe, le sens commun peut se projeter, ce qui nest pas possible dans lobjet théorique. Cest probablement lune des raisons pour lesquelles on a pu parler de « nouvelle alliance » entre lhomme et la nature.
Les frontières de lobjet sont ce que peut décrire la modélisation. La théorie est ce qui indirectement produit ces frontières par ses principes et ses notions primitives, mais elle ne peut les décrire elle-même. Le modèle est le relais de description partielle des frontières. Nous supposons quavec la modélisation on peut généraliser la relation de science générique pour une autre, et supposer que tout fragment de science pour avoir un effet « générique » dans une autre, et passer presque naturellement dune discipline dans une autre.
Léthique, cest ce qui reste des sciences, lorsquil ny a plus de frontières, parce que ces dernières sont transformées en dimensions.
[b]Les « couches » de l\'éthique technologique[/b]
Dans ce nouveau paysage scientifique et technologique, léthique accompagne la science et lingénierie de façon continue. Mais cest dune éthique complexe quil sagit, qui doit tenir compte de diverses couches de « modélisation », avec laide de lépistémologie « quantique » ou non-épistémologie
1) Ethique abstraite (le simple respect) : il importe de ne jamais loublier, ne pas oublier que lon construit des objets pour des humains, qui ne se réduisent pas à létat de consommateurs. Les humains ne sont pas des moyens, mais des fins.
2) Les grands principes : ils sont une première caractérisation possible de léthique lorsque lon veut lui donner un contenu. Certains choisissent le principe dautonomie, de dignitié, de bienveillance, de justice, ou déquité, ou de non-malfaisance, Ces choix pourront avoir des conséquences différentes dans la façon de traiter les aspects éthiques des sciences et des technologies. De faire ces choix montre que chacun est partiellement contingent. Cest pourquoi maintenant les méthodes dévaluations éthiques travaillent souvent avec plusieurs principes, et donc plusieurs théories, ce qui distingue léthique technologique de léthique classique.
3) L\'analyse de cas : Léthique technologique ne peut se passer danalyses de cas. Cest là que la complexité des problèmes trouve son explicitation. Les Comités déthique, qui travaillent sur des problèmes qui se posent effectivement dans le présent, ont lhabitude de tenir compte dune couche de pertinence quils peuvent résumer sous lordre de « faits ». Les faits forment sans doute une couche importante, mais elle nest sans doute pas à opposer à celle des principes. Cest une sorte dordre de grandeur, et sans doute pas le seul, nous y adjoindrons dans une autre chronique, un ordre de grandeur de pertinence ou de grandeur que nous appelons « virtuel ».
4) Il y faut des stratégies, soit du présent vers lavenir, comme le font les comités déthique, soit du futur vers le présent, comme dans les méthodes de scénarios (dont lun des plus connu est le « développement durable »). Ces stratégies répondent à lune des caractéristiques de léthique technologique, que ses problèmes ne sont plus « décidables » par un expert, ou que ses conséquences ne sont pas calculables à partir des données présentes. Limportant est que ces stratégies soient multiples, que limagination ne sarrête pas à un scénario particulier, mais à des multiplicités de scénarios, un peu comme les spécialistes du climat doivent se faire une idée de la question du « changement climatique » à partir dune foule de modèles incomparables les uns aux autres.
5) Il y faut une condition dapplication qui soit créatrice dun langage qui puisse permettre de passer dune pratique à lautre de toutes les spécialités qui sont impliquées dans le problème étudié. Je propose une méthode, que lon pourrait appeler « méthodes des boîtes noires », supposant que chacun sexerce à expliciter ce quil a fait dans sa partie étant donné le problème en jeu (pour les OGM végétaux, on pourrait parler des scientifiques, des industriels, des préfets, des maires, des agriculteurs, des semenciers, des consommateurs, etc ). On peut supposer que lon agit de façon « éthique » dans la mesure où lon peut recevoir ce que dit chacun des partenaires et dire explicitement ce que lon a fait à ceux qui continuent laction. Ce serait une banalité si une telle pratique nétait pas créatrice de langages et de comportements. Cest en cela quelle est lune des conditions dapplications possibles de léthique technologique.
6) L\'évaluation éthique : ce sont des méthodes qui, en fonction de paramètres choisis, de valeurs considérées comme les plus importantes (voir le point 2), et en fonction de la répétition des questions, simule les solutions qui semblent les meilleures. Des biologistes de lUniversité de Nottingham (UK) ont inventé l« Ethical Matrix », qui permet une telle évaluation, en fonction de caractéristiques élaborées en point 3. Cest une méthode qui prépare à la décision, ce qui nest pas tout à fait léthique. Néanmoins, elle est intéressante en ce quelle tient compte de la multiplicité des partenaires et des théories, et leur donne, par la matrice, un aspect calculable et combinatoire que ne permettent de mettre en évidence les stratégies dites du juste milieu.
Toutes ces couches sont nécessaires lorsquil sagit déthique technologique. En oublier une peut-être une faute importante dans une évaluation. Confondre ces couches est également dangereux, ce serait comme un abus de pouvoir. La personne qui traite dune question éthique doit donc avoir tous les niveaux requis à disposition et les articuler de façon souple et spécifique pour chacune des questions.
Hypothèse : léthique technologique a une nouvelle forme par rapport à léthique classique : elle articule une quantité de couches et dordre de pertinences et de stratégies, et les rend explicites. Par là, elle est une sorte de science générique pour les disciplines scientifiques, dans leurs rapports frontaliers. Mais elle montre en même temps que peu de chose garantissait que léthique porte sur lhumain. Voici un tableau possible et inchoatif dune telle éthique.
[img]http://www.onphi.net/images/tableau-af.gif[/img]
Ce nest sans doute là quun schéma, mais il montre comment procéder pour une éthique technologique qui ne se réduise pas à lhabituation aux nouvelles technologies, qui ni aux problématiques du juste milieu. Dans léthique technologique, il sagit de calculer la part des disciplines, du générique, des principes, des données, des langages et des diagrammes, en fonction de ce qui apparaît comme nouvelles interfaces entre les sciences et le social.
Peut-on aller « jusquau bout » de cette problématique ? Certainement non. Toutes ces couches et autres fictions nont de sens ou de relief quen fonction de lidentité dun problème. Autour de cette identité, peuvent sarticuler chacune de ces couches. Il ny a pas de hiérarchie définitive, mais autant de combinaison dont lidentité est le chiffre.
Cette identité marque de contingence et de finitude un tel « modèle ». Mais cela nempêche pas quil modifie les pratiques, et permet de ne pas répéter les erreurs faites par exemple autour des OGM végétaux, et donne de nouveaux instruments, sans négliger ceux qui ont été apportés par dautres travaux.
Il faudra plus tard reparler de frontières, de dimensions, de « couches », de « virtuel ».
1 Pierre-André Taguieff, La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à lâge du nihilisme technicien, Paris, Fayard, 2007. Lauteur suppose implicitement que les problèmes de la bioéthjique se pose entre les contraires, supposant implicitement que la structure de la bioéthique est nécessairement philosophique au sens classique. Cela lamène a avoir une attitude duplice vis-à-vis de la bioéthique : à la fois elle est sérieuse, reprend des problèmes dAristote et de Schopenhauer, mais dautre part elle est de la philosophie non sérieuse, de la rhétorique. Il hésite constamment entre ces deux positions. Il fait allusion à des philosophes contemporains sans les citer, par exemple Derrida, Deleuze. Sa description de la « déconstruction » est à peine digne dun magazine. En philosophie analytique, il en reste aussi à de léthique classique, jusquà Bernard Williams. Cela est très dommage, parce que cet ouvrage est par ailleurs bien renseigné, et fourmille de réflexions intéressantes. La bioéthique ne peut se contenter dun simple mépris pour les philosophies contemporaines. De même, louvrage de Jean-Paul Oury, La querelle des OGM, Paris, PUF, 2006, est agi par cette logique, ses conceptions de la science et de la technique ne sont pas du tout assez travaillées, elles sont utilisées telles quelles. Cest dommage également, parce que le livre est bien documenté du point de vue français (si ce nest une ignorance complète des articles parus dans la revue scientifique interdisciplinaire Natures, Sciences, Sociétés). Sur ces questions, les écrits anglo-saxons peuvent amener des recherches nouvelles, car ils cherchent justement à réduire limpact du jeu des contraires, dans tous les cas, ils nen sont pas eux-mêmes lobjet, comme ces deux auteurs, même si tous deux cherchent à le traiter. Tout cela pour dire quil y a un énorme travail à faire sur les questions philosophiques concernant les sciences et les technologies.
2 On a pu voir ces derniers temps les habitudes du juste milieu du Comité déthique français se modifier. Non seulement, pour la première fois, à propos de lavis concernant la commercialisation de lingénierie sur les tissus humains, deux membres du Comité ont déclaré publiquement quils se désolidarisaient de lavis. Le Comité a rendu publique aussi son inquiétude sur les moyens de surveillance, pensant que notre démocratie ne se donnait pas les moyens dun débat public digne delle sur cette très importante question. Son président, Didier Sicard, est intervenu à plusieurs reprises dans Le Monde pour donner des points de vue assez nouveaux sur lusage que lon avait fait des divers dépistages (par exemple) trouvait trop vite dans presque tous les cas le même type de solution. Tous ces signes montrent que le Comité commence à transformer de sa méthode, et que résumer son travail comme une rhétorique du juste milieu nest plus du tout suffisant. Mais il faut ajouter quen février 2008, M. Didier Sicard a été relevé de ses fonctions de Président du CCNE par le gouvernement. Nous ne savons pas encore la suite
Anne-Françoise Schmid