
Traduire tous en Un : organiser la traduction de la non-philosophie. Essai en science des organisations
02/11/2004, Sathya Rao
A) Lorganisation synthétique de la philosophie
Créée officiellement en 2002 par R. Brassier, G. Grelet et F. Laruelle, lOrganisation Non-Philosophique Internationale (ONPhI) est le premier groupe a sêtre constitué sur les principes de la non-philosophie, à savoir lhypothèse de limmanence radicale ou Un, la logique unilatérale de détermination en dernière instance et la « philosophabilité » du matériau mondain. Lactivité de lONPhI est guidée par un triple objectif : 1) fournir un cadre théorique rigoureux permettant aux non-philosophes, soumis à leffet tantôt dispersif tantôt totalisant de la mondanité, de travailler en solitaire comme en collectivité (il faudra comprendre ces termes selon leur usage non-philosophique) ; 2) lutter contre les appropriations mondaines et sauvages de lhérésie non-philosophique advenant systématiquement en milieu philosophique ; 3) encourager, ainsi que lannonce la page daccueil du site en ligne de lONPhI, le « développement de la discipline non-philosophique tant en extension quen compréhension. En extension, par la coordination a minima des applications, sur des matériaux particuliers, de telle non-philosophie constituée (à commencer par celle de F. Laruelle qui est, à ce jour, et de très loin la plus stable, la mieux assurée delle-même, et ses principes et de ses procédures, et donc aussi la plus féconde). En compréhension, en légitimant et en démultipliant linvention de nouvelles formes de mises en cause de la suffisance philosophique sur la base du réel, de la détermination en dernière instance et de la philosophabilité du matériau mondain. »1 . En promouvant un mode de travail collectif qui ne requiert ni centralisation (totalitaire) ni division (hiérarchique) du travail, lONPhI pose un problème insolvable aux organisations philosophiques traditionnelles que sont les académies, associations, cercles, facultés, universités, etc. Plus exactement, lorganisation non-philosophique du travail ouvre la voie non seulement à une critique généralisée ou « dualyse » de ces organisations philosophiques mais à la possibilité inédite de sa propre invention transcendantale (cest-à-dire, en définitive, à la réforme radicale de linstitution philosophique). Pour le dire autrement, lONPhI ouvre la voie à une science des organisations philosophiques mais aussi à lutopie dune organisation non-philosophique à venir pour le travail non-philosophique (pour la philosophie). Utopie dont il faut pouvoir décrire et axiomatiser les conditions réelles de possibilité à partir de la résistance on pourrait tout aussi bien dire de lexclusion - que la philosophie lui oppose.
Un simple regard du côté de lhistoire de la philosophie suffit à nous convaincre de la complicité structurelle entre le pouvoir politique (quil soit démocratique, aristocratique, monarchique ou républicain) et les philosophes. Sans surprise, ces derniers ont traditionnellement remplis des fonctions de monarque, servant, précepteur, conseiller, professeur ou, plus récemment, de ministre. Non contente de mettre en scène les conditions de sa propre domination (figure platonicienne du Roi-philosophe), la philosophie sinstitue comme la voie daccès principale au pouvoir (de la raison), sa pédagogie en quelque sorte (figure moderne du philosophe-pédagogue), mais aussi comme son instrument politique de sélection (figure républicaine du philosophe-fonctionnaire) sous le prestigieux label de « culture générale »2 . En toute rigueur, il faudrait revenir sur lhistoire de ces manigances savant mélange de violentes prises de pouvoir et dassujettissements calculés ayant pris place de Platon à Ferry. Bien quelles varient en lespèce, les institutions philosophiques reflètent, de façon unanime, la même prétention métaphysique de la philosophie à organiser le monde (politique, historique, éducatif, etc.,). Le statut exceptionnel de la philosophie dans lordre de la connaissance est symptomatique de cette suffisance. Ainsi, la philosophie occupe une position paradoxale : elle se présente à la fois comme une discipline au même titre que les autres et comme la « discipline reine » couronnant la fin des études secondaires, comme une activité profondément subjective et comme un paradigme méthodologique menant à la vérité et à lobjectivité, comme un cadre de bonne gouvernance pour la pensée et comme un modèle de désobéissance civile. Cette série de contradictions ainsi quun grand nombre dautres, répertoriées notamment par J. Derrida (Lacassagne 1986 : 13-17), forment ce qui semble être la structure paradoxale du « complexe philosophico-institutionnel ».
Le Conflit des Facultés de Kant dont on rappellera quil est, historiquement, le premier philosophe universitaire - illustre à merveille les prétentions organisationnelles au combien paradoxales de la philosophie. Bien quelle soit réputée « inférieure » en comparaison des facultés de loi, de médecine et de théologie qui sont relation étroite avec la raison dEtat, la faculté de philosophie est néanmoins dotée dune fonction à la fois critique et émancipatrice. Cette fonction critique qui consiste, en substance, à examiner de façon la plus indépendante possible la doxa dispensée par les facultés supérieures reflète le double ancrage « topo-épistémo-logique » de la philosophie. En effet, bien quelle comprenne « toutes les parties du savoir humain » (cest-à-dire les sciences historiques et purement rationnelles), la faculté de philosophie les excède également dans la mesure où elle examine non point leur « contenu » mais leur « objet ». Simultanément intérieure et extérieure, finie et universelle, pratique et théorique, la faculté de philosophie articule en elle-même le procès, foncièrement « dia-topique », de la raison dialectique.
Tout le long de la première décennie du XIXème siècle, la plupart des post-kantiens, de Schelling à Hegel en passant par Schleiermacher ou Fichte, établiront leurs projets philosophiques duniversité sur le socle instable de cette structure dialectique : « ( ) tout indique que la réflexion post-kantienne sur la Critique se caractérise par une double tentative : dune part supprimer la chose en soi et, corrélativement, conférer une forme véritablement déductive à ce qui chez Kant navait de déduction que le nom » (Ferry 1979 : 14). En toute rigueur, il faudrait distinguer ici les différentes inflexions que subit cette dialectique selon que se trouve accentué le bord empirique tendance illustrée par le modèle libéral de Schleiermacher qui insiste sur le pluralisme et linachèvement de lordre philosophique du savoir - ou le bord transcendantal tendance mise en scène par le modèle duniversité unitaire de Fichte fondé sur la contrainte transcendante de lordre philosophique3 -. Dune manière générale, linstitution de luniversité idéaliste opérait une unification-totalisation des disciplines rompant avec lordre empirique-chaotique du savoir, faisait de la philosophie le lieu immanent-transcendant de cette synthèse et supposait un « sujet » universitaire « en formation » (Bildung) capable dauto-réfléchir ou de déduire de lui-même (les conditions de) son savoir. Non seulement le modèle idéaliste de luniversité, incarné par lUniversité de Berlin, fît passer la connaissance du général avant celle du particulier4 (ce dernier se trouvant ressaisi dans lordre encyclopédique du général) mais elle essaya de combiner, sous limpulsion de G. de Humboldt, recherche et enseignement. Lapport principal de ce dernier est davoir institutionnalisé dans une perspective plus proche de celle de Schleiermacher que de Fichte - lacquis kantien de la finitude ontico-ontologique en faisant entrer lordre temporel de la recherche au sein de la téléologie universitaire5 . Dans son mémorandum intitulé « Über die innere und äussere Organisation der höheren wissenschaftlichen Anstalten in Berlin », Humboldt insiste bien sur le fait que la « Science nest pas entièrement trouvée ni ne peut jamais entièrement lêtre, et quelle doit comme telle être perpétuellement recherchée ». Plus récemment, D. Salman retrouvait le paradoxe kantien en faisant lamalgame entre pensée philosophique et savoir universitaire. Dans la mesure où elle concilie sciences empiriques et théoriques, intérêts particulier et général, la vue « synoptique » de la philosophie saccorde à merveille avec lidéal unitaire de luniversité (Salman 1954 : 29).
Par contraste avec la philosophie allemande qui prend son essor institutionnel dans le cadre idéologique de la « Nation », linstitution philosophique française trouve, dès le début du XIXème siècle, un regain de puissance dans les limites politiques de lEtat républicain (DIrsay 1935 : 190). En effet, cette période est caractérisée notamment par linstitutionnalisation de lenseignement philosophique dans les lycées et les universités et la figure emblématique de Victor Cousin. Signalant la collusion entre les ordres philosophique et politique (ou religieux), la généralisation de lenseignement philosophique fût, dabord, un moyen de transmettre (ou bien de préserver) lidéologie dominante quelle soit catholique romaine ou républicaine (Cotten 1992 : 200). Ainsi, lenseignement de la philosophie servit successivement à former lélite napoléonienne tout en évinçant les philosophies défavorables au régime (en particulier celles de Condillac et de Destutt de Tracy); à conserver (en latin) ce qui restait de lidéologie catholique durant la Restauration ; à instituer un compromis - trop politiquement intéressé pour être vraiment « neutre » - entre catholicisme et métaphysique ; à asseoir, dans les termes de V. Duruy, l « aristocratie de lintelligence » et de la morale ; et ; à en croire F. Chatelêt, à rendre digne la forme de pensée convenue et « neutralisante » de la classe bourgeoise.
Sagissant de V. Cousin, il a incarné le compromis ultime entre lambition métaphysique spirituelle et le pouvoir politique temporel, l« homo theologico-politicus » pourrait-on aussi dire, pour reprendre le titre dun ouvrage collectif qui lui a été consacré. De 1830 à 1840, notre philosophe fût simultanément directeur de lEcole Normale, président du jury de lagrégation, professeur à la Sorbonne, membre du Conseil de lInstruction Publique et de lAcadémie française et métaphysicien de renom. Non seulement lestablishment politico-philosophique était-il, durant cette période, aux mains des disciples de Cousin6 mais léclectisme sinstituait comme philosophie détat prenant, en quelque sorte, la place du catholicisme déclinant auquel il ne manquait pas, cependant, de rendre hommage. Ainsi, léclectisme cousinien accepte la diversité des systèmes comme donnant son « mouvement » et même sa « constitution » à lhistoire de la philosophie. Plus précisément, cette unité nest ni celle du panthéisme (ou du matérialisme) athée ni celle lidéalisme trop abstrait pour être populaire. Elle résulte de la subtile combinaison entre ces deux systèmes contenus chacun dans leur prétention dexclusivité. De la même façon, Cousin verra une complémentarité entre la raison naturelle des philosophes et la Révélation catholique, celle-ci permettant même dapprofondir ou de réfléchir celle-là : « La foi cest encore la raison, la raison triomphant du doute, acquiesçant pleinement à une opinion et sy reposant. Il ny a pas de foi contre la raison » (Cousin 1838 : 26). Cest là toute la stratégie de la « neutralité » de léclectisme : tirer le maximum du compromis en modérant par le jeu bien réglé du scepticisme et du mysticisme - la prétention prolifique des extrêmes. Neutralité « inspirée » qui institue la philosophie cousinienne comme lordre pacifié (« lautorité des autorités » dit Cousin) organisant ou « régulant », pour le compte du progrès de la philosophie, à la fois sa propre histoire conflictuelle et son rapport au religieux. Avec V. Cousin donc, la guerre des philosophes comme la supériorité de la philosophie (sur le catholicisme populaire) achèvent donc de s(auto-)ériger en institution. Ce qui revient à dire, entre autres, que léclectisme organise sa propre campagne politique de pacification - cest-à-dire de prise de contrôle nécessairement excessive et aristocratique7 de lhistoire de la philosophie et du fait religieux - au sein même de linstitution : « Les doctrines exclusives sont dans la philosophie ce que les partis sont dans lEtat. Léclectisme tend à substituer à leur action violente et irrégulière une direction ferme et modérée qui emploie toutes les forces, nen néglige aucune, mais ne sacrifie à aucune lordre et lintérêt général » (Cousin 1838 : 47). Si, dun point de vue épistémologique, lévénement V. Cousin institue la possibilité dune lisibilité institutionnelle ou politique de la philosophie (Cotten 1992 : 207), cette dernière nest pas en mesure pour des raisons structurelles den faire la théorie.
Il y aurait encore à mettre à jour la longue liste des contradictions et même des discriminations minant systématiquement linstitution philosophique. A la suite de B. Poucet, nous pourrions invoquer le double usage de la philosophie à la fois comme instrument impitoyable de sélection dans le cas des concours (CAPES, agrégation) et modèle denseignement libéral (Poucet 1999 : 14) sexportant désormais à la fois hors de lenceinte de la sacro-sainte université (cafés-philo, sites philosophiques en ligne, Collège International de Philosophie) et de laristocratie. Sans parler de la différence de traitement économique (qui nest certes pas propre à la philosophie) et même politique entre capésiens relégués en ZEP ou en province et agrégés méritant leur affectation dans les grands lycées parisiens. Différence dautant plus inconsistance quil arrive que le nombre de postes au concours du CAPES de philosophie soit quantitativement moins important que celui à lagrégation De même, on pourrait évoquer le mystère « insondable » de la dissertation philosophique qui requiert bien trop de créativité pour être soumis à des lois (cest le mythe célébré au XIXème siècle de l « art » de la dissertation) mais dont linstrumentalisation politique interdit quelle soit laissée à la discrétion de chacun (Pinto 1983). Si, pour un E. Boirac, linstitution de la dissertation demeurait à jamais une manifestation inégalable du génie grec à luvre dans l « esprit français », elle est désormais devenue le fond de commerce, plutôt lucratif, de méthodes et autres manuels préparant au baccalauréat et aux concours de la fonction publique.
La post-modernité de la philosophie simpose comme une autre figure critique et même apocalyptique de linstitution philosophique. Menaçant à chaque instant de seffondrer dans le vide laissée par le défaut dautorité métaphysique-professorale vide que vient partiellement combler ces nouvelles disciplines « expérimentales » que sont la psychologie de Ribot et la sociologie de Durkheim - la philosophie est maintenue artificiellement en état de survie. Elle devient à la fois le site dune sécularisation-prolifération « souple » de lunité (on évoquera, par exemple, la neutralité relative de lhistoire de la philosophie et les modèles topologiques contemporains de la continuité) et la représentante dune autorité inter-dite davoir trop intériorisée la censure : « La philosophie comme telle, aujourdhui, est ladministration déférente dun cadavre ( ) » (Chatelêt 1970 : 156). Fossoyeur ou, selon le mot de Nietzsche, « embaumeur » de son propre destin, le philosophe contemporain est à la fois un opportuniste et un résistant contraint de savoir jouer aussi bien de la règle que de lexception. Nous verrons que cest, dans ce contexte de crise généralisée ou sécularisée de linstitution philosophique, quil faut envisager la naissance du Collège international de philosophie.
Dans une perspective plus comparatiste, enfin, il serait intéressant de mettre en parallèle, dans la mouvance des réflexions dun P. Engel ou dun R. Rorty, les institutions continentales et analytiques de la philosophie (avec toute la part darbitraire géo-philosophique que véhicule cette distinction). Très grossièrement, tandis que le premier régime repose sur des formes lourdes et centralisées (livres, universités, cours magistraux, etc.), le second privilégierait davantage des structures plus légères souvent calquées sur les sciences dures (articles, facultés, laboratoires, etc.).
B) Lorganisation unifiée de la non-philosophie : ONPhI et ONPhO
Rompant radicalement avec les organisations philosophiques, lONPhI évitera aussi bien la planification8 du savoir non-philosophique (pour la philosophie) que son élection. Ces deux mouvement, qui procèdent de lordre institutionnel de synthèse de la philosophie, sont indissociables lun de lautre. La planification (qui est la forme organisationnelle de lauto-position) de la philosophie institue un plan dimmanence (continuité, encyclopédie, organisme, strate, texte, histoire de la philosophie) qui, dans ses versions les plus totalitaires, prétend contenir ou capitaliser lensemble du savoir humain au point den être, pour ainsi dire, la forme a priori. En outre, on pourra distinguer entre une forme à dominante immanente qui inclut linstitution dans son propre mouvement de synthèse (Schelling, Schleiermacher) et une forme à dominante transcendante qui, au contraire, lexclut formellement ou par principe (Fichte, Cousin). Dans ses versions les plus neutralisées, la planification est capable, jusquà un certain point, dinclure larbitraire de son propre positionnement institutionnel. En dautres termes, la philosophie devient lordre infiniment souple et circulatoire de son mouvement (devenir, déduction, continu, activité). Cest alors un certain nomadisme qui sinstitue : la philosophie, débordante, nen finit plus de sorganiser et dorganiser le monde au plus près de lui-même. En définitive, linstitution philosophique dessine, en creux voire en bordure, le territoire à la fois paradoxal et mouvant de sa « trans-topie ».
Pour sa part, lélection (qui est la forme organisationnelle de lauto-donation) exclut la philosophie hors de son propre lieu, la délocalise - par le levier de la volonté de puissance, du désir, de lintention, du manque, etc., - vers lextra-philosophique ou laltérité. Dès lors, la philosophie est toujours philosophie de quelque chose (des sciences, de la religion, de la philosophie, etc.,) quelle exploite soit en lordonnant à elle-même soit, soit en acceptant de sy subordonner : « La philosophie mène donc une double à légard de tout savoir régional et en particulier de la science. Elle manifeste une prétention à domination, législation, fondation, critique, prétention sous la forme dun projet ou dun horizon téléologique. Mais elle doit reconnaître la faiblesse de cette prétention qui est toujours en cours de réalisation, parce quelle doit recevoir le donné régional de la science et que cette réception est synonyme de finitude. Prétention et finitude font système et expliquent langoisse et la précarité de la philosophie ( ) » (Laruelle 1996 : 51). Tandis que dans les versions les absolues, lextra-philosophique est toujours nommé ou saisi par la philosophie elle-même ; dans les versions les plus modérées, la philosophie se trouve contrainte ou « finitisée » en retour par laltérité de son donné. Dès lors, un double régime institutionnel du philosophique se met en place : celui de lexploitation du donné extra-philosophique et celui de léthique fondamentale-régionale. Dans le premier cas, la philosophie élit arbitrairement une région du Monde quelle croit fertile puis en tire les arguments dont elle a besoin pour consacrer sa domination sur cette région en particulier puis sur le réel en général. Il existe ainsi une « politique de réception » du donné extra-philosophique dont la non-philosophie a pu identifier les modalités dinclusion-et-dexclusion (Laruelle 1996 : 285-286). Dans le second cas, la philosophie est, beaucoup plus modestement, le quelque chose dautre chose. Abandonnant, donc, une partie de sa suffisance métaphysique, la philosophie trouve les conditions de son organisation absolument-relativement hors delle-même. La philosophie est tantôt la spécialité dun savoir plus général (par exemple, la science) dont elle peut emprunter non sans déformation - la méthodologie et lontologie9 tantôt le lieu déstructuré et symptomatique de la manifestation de lAutre (Lévinas).
En contraste radical avec les organisations auto-positionnelle/ donationnelle de la philosophie, lONPhI ninstitue ni plan dimmanence ni de hiérarchisation transcendante du savoir. A défaut donc, de constituer une organisation empirico-transcendantale ou universitaire de la philosophie, lONPhI déploie la possibilité de sa mise en immanence radicale et de son ordonnancement « dual ». Cest précisément pour éviter la confusion entre le particulier et luniversel au sein même de lONPhI quil convient de distinguer rigoureusement entre ses dimensions réelle, transcendantale et apriorique. En loccasion, ces a priori déclinent respectivement la cause, la mode de « relation » unilatéral et lorgan(isati)on en dernière instance du savoir ou, plus généralement, des clones non-philosophiques.
En premier lieu, il importe donc de distinguer entre lONPhI et sa cause, à savoir lUn également définissable comme le « sans-organisation ». Si celle-ci est la force dorgan(isati)on transcendantale de celle-là, elle ne saurait pour autant organiser absolument-relativement le sans-organisation. Ce dernier (s)organise pour le monde de sa forclusion radicale aux organisations mondaines. De cet axiome découle un certain nombre de corollaires : 1) lONPhI nest pas lorganisation transcendante ou philosophique de lUn, ce qui veut dire quelle nest ni le plan ontologique de sa totalisation-unification ou de sa continuation ni le site exclusif de sa donation et/ ou de sa réception ; 2) si, donc, lONPhI jouit dune certaine « proximité » - que lon qualifiera doccasionnale plutôt quhistorique - à légard du Réel, ce nest donc ni comme lieu du monopole (encyclopédie) et/ ou de lexploitation-gestion (entreprise) du savoir non-philosophique, ni comme terrain délection (école) et/ ou de préservation morbide (musée) de la non-philosophie ; 3) de même quil y a différents « styles » ou « interprétations » non-philosophiques selon une certaine lecture constitutionnelle de la non-philosophie, de même il doit y avoir différentes organisations non-philosophiques transformations possibles des organisations de philosophie et de religion (église), de philosophie et de science (laboratoire) ou de philosophie et dart (atelier) - dont on peut penser quelles sont également consistantes en dernière instance.
La force de « fraternité » de lONPhI nest, en aucun cas, celle de la synthèse philosophique mais celle de la dualité unilatérale. Cet axiome doit se vérifier ainsi que la souligné E. Del Bufalo (Del Bufalo 2003) - non seulement au niveau de la structure organisationnelle de lONPhI (et en particulier au niveau du « conseil de dernière instance ») elle-même mais aussi de sa relation avec les autres organisations non-philosophiques. Ainsi que nous lavons souligné par ailleurs (Rao : 2003b), il en résulte que léconomie politique des relations entre ces organisations ne peut être soumis au principe de la Décision philosophique et à ses modes dunification-division (synthèse, représentation, transformation, scission, différance, etc.,). Partant, il faudrait revenir à la fois sur lactivité de planification transcendantale de lONPhI et sur sa politique daccueil de létranger. En substance, la première est la forme a priori on pourrait dire également « non-fichtéenne » à condition de ré-élaborer ce terme non-philosophiquement - de la multitude transcendantale (ou de lunivers) des clones, ceux-ci étant « liés » unilatéralement. Pour ainsi dire, cest la détermination de dernière instance qui institue le plan non-institutionnel de leur « fraternité ». Pour sa part, la politique daccueil de létranger (quil sagisse du donné désorganisé de la philosophie ou de lautre) est celle de sa réception (en) Un plutôt que de son inclusion et/ ou de son élection. Il y a donc une éthique de lONPhI qui est celle de son désintérêt radical ou transcendantal à lendroit des transactions ou organisations mondaines, de sa réception non-thétique de lAutre et du clonage ou de la fraternité (nous considérerons ici ces termes comme grosso modo identiques) comme performance non-philosophique dadhésion à lONPhI.
Ce que nous nommons lOrganisation Non-Philosophique Occasionnale (on pourra dire aussi « spécialisée ») ou ONPhO est lorgan(isati)on de lONPhI. Il convient de préciser que la distinction entre ONPhI et ONPhO opérée sous le régime de la dualité unilatérale - ninvalide en rien la forme constitutionnelle de lONPhI. Au contraire, elle aurait plutôt pour vocation à la préciser dans sa double détermination formale et matériale. Ainsi, lONPhO est le site non-institutionnel de la performance dinvention de lONPhI. En termes fichtéens, elle est ce « supplément » transcendantal de lactivité essentiellement formale ou constitutionne(a)lle de lONPhI. En termes humboldtiens, lONPhO est le site unilatéral de la recherche soustraite une bonne fois pour toute à la temporalité de la chose en soi ou bien du retour du même/ refoulé. Véritable laboratoire non-philosophique, lONPhO institue la priori ou lemplace de linvention (et pas simplement de la recherche) au sein de la structure organisationnelle de lONPhI. Répétons-le, si cette invention était spontanément présente au sein de lONPhI, elle navait pris le temps pour des raisons quil faudrait clarifier - dinstituer ses conditions de possibilité.
Le cas du Collège International de Philosophie (CIP) évoqué précédemment, offre une solution ingénieuse à la mort institutionnelle de la philosophie. Solution qui est être comparée à celle proposée par lONPhI bien quelle soit beaucoup moins radicale. Le CIP inaugure, ainsi, une nouvelle institution philosophique différentielle fondée paradoxalement sur le rejet de lordre métaphysique-kantien de luniversité et son re-conditionnement à sa limite heideggérienne-nietzschéenne (cest le motif du « retour de la philosophie »). Fondamentalement antinomique, le CIP fonctionne sur la base de fonds privés et publics, accueille (en théorie) aussi bien des philosophes institués que non reconnus. Plus exactement, cette organisation fonctionne sur la base des principes suivants : 1) la mort annoncée de la philosophie peut encore faire lobjet dune performance semi-institutionnelle ou quasi-universitaire ; 2) lencyclopédisme philosophique peut être sauvé en se voyant rapporté à limmanence dun réseau « transférentiel » à la fois proliférant et interdisciplinaire ; 3) le constat critique de la fin des totalitarismes métaphysiques quils soient religieux ou idéologiques fait le terreau dune nouvelle sécularisation semi-apocalyptique du théologico-politique.
C) Le projet non-philosophique dune ONPhO spécialisée en traduction
Le projet ou, mieux, linvention dune ONPhO spécialisée en traduction fait apparaître avant de la matérialiser non-philosophiquement larticulation étroite entre les organisations philosophiques (en particulier luniversité) et la thématique de la traduction telle quelle surgit dans le contexte du romantisme allemand (Schelling, Schleiermacher, Humboldt, etc.,). Plus précisément, cette articulation sopère dans la recherche dune unité de synthèse du savoir-langue, cest-à-dire linstitution dune inter-traduisibilité des connaissances déjà à luvre dans le projet leibnizien de Caractéristique universelle (dont on sait, par ailleurs, à quel point il a inspiré V. Cousin). Il nest donc pas surprenant que J. Derrida place la traduction au centre de son « coup denvoi » du CIP.
De lOrganisation Non-Philosophique Spécialisée en Traduction (ONPhOT), on dira quelle est une théorie unifiée dorganisation et de traduction. Elle serait, en quelque sorte, le laboratoire non-philosophique de la traduction. Dun point de vue constitutionnel, lONPhOT est une activation ou une traduction transcendantale de lONPhI dont elle partage les propriétés syntaxico-institutionnelles - à loccasion de la traduction. Ni planificatrice ni sélective10, lONPhOT sappuie sur les axiomes suivants dont on dira quils sont des traductions en dernière instance de ceux de lONPhI : 1) LUn défini comme le « sans-traduction » - échappe à toute (auto/ hétéro-)traduction philosophique. En outre, il matérialise la prétention de la philosophie à organiser la traduction du réel (ou, ce qui revient au même, à traduire lorganisation du réel) tantôt sous le régime de la planification (totalisation/ continuation) tantôt sous celui de lélection (exploitation/ conservation) ; 2) le « plan » non-encyclopédique de la détermination en dernière instance institue ou emplace lONPhOT11 ; 3) la performance organisationnelle de lONPhOT ouvre notamment sur a) une critique généralisée des organisations philosophiques de traduction, b) lorganisation de la traduction non-philosophique pour la philosophie et les idiomes philosophiques, c) un nombre infini dorganisations « démocratiques » ou « unifiées » de traduction et d) lutopie dune traduction non-philosophique pour la non-philosophie.
Généralisant, de façon inédite, le fameux triptyque jakobsonien (intralinguistique, interlinguistique et intersémiotique) mobilisé par J. Derrida, ces différentes pratiques se distinguent radicalement de celles mises en uvre au sein du CIP (Derrida 1990 : 612). Ainsi que nous lavons suggéré, la critique généralisée des organisations philosophiques de traduction prend pour matériau la prétention de la philosophie à organiser la traduction du réel et/ ou à traduire lorganisation du réel. Aussi, sagit-il dentreprendre la critique unifiée de lorganisation synthétique traduire et du philosopher (Rao 2003a, 2003c). Pour sa part, lorganisation de la traduction non-philosophique pour la philosophie et les idiomes philosophiques opère sur la prétention babélienne de la philosophie et des langues philosophiques à organiser-traduire le réel (défini notamment comme le « sans-culture ») en termes, par exemple, de « visions du monde », de « langues nationales » ou bien de « schèmes conceptuels », eux-mêmes plus ou moins philosophiquement traduisibles. Plus spécifiquement, lONPhOT enregistre cette prétention en la considérant dans la variété apriorico-transcendantale de ses langues-mondes philosophiques. Ce que nous nommons « organisations démocratiques de traduction » ne sont rien dautre que les « théories unifiées » entendues, en loccasion, comme organisations non-hiérarchiques de la traduction entre deux ou plusieurs régions dobjets (philosophie et science, par exemple). Il va de soi que de telles organisations dans la mesure où elles reposent sur le principe de la dualité unilatérale - se distinguent radicalement du modèle transférentiel promu par le CIP, ce dernier étant encore soumis au régime différentiel de la décision philosophique. Enfin, lONPhOT pose à la non-philosophie la question théorico-pragmatique de sa propre traduction. Traduction dont elle doit pouvoir organiser rigoureusement la performance. Généralisant les connaissances acquises au terme de lexercice des trois pratiques précédentes, lorganisation de la traduction non-philosophique de la non-philosophie débouche, entre autres, sur : a) la constitution dun dictionnaire non-philosophique de traduction (dont il faudra bien faire la théorie) organisant la traduction de la non-philosophie en dautres langues naturelles que le français (qui devra être ramené non-philosophiquement à sa fonction de support symbolique12), b) la description non-idiomatique ou symbolique du style (traductif) laruellien et laxiomatisation rigoureuse de l (im)possibilité constitutionnelle dune infinité de styles non-philosophiques (de traduction) alternatifs, c) lorganisation de linvention poétique de lidiome non-philosophique dont la richesse est théoriquement infinie.
1- Lidée, soutenue notamment par G. Grelet, dune pluralité possible de non-philosophies sajoutant à celle, qualitativement plus aboutie de F. Laruelle, fait actuellement lobjet dun débat que lon pourrait qualifier de « constitutionnel » - au sein de lONPhI.
2- Dans son dernier ouvrage en date intitulé LOrdre ultime des intellectuels, F. Laruelle dresse le portrait théorique de cette autre « espèce » nouvellement instituée de philosophe quest le philosophe médiatique. Espèce de philosophes qui sest installée dans lhorizon quasi-immédiat de la contemporanéité communicationnelle. Ainsi, par exemple, les trois lettres « B », « H », « L » achève de transformer celui quelles désignent en marque.
3- Il importe de distinguer les positions de Schelling et de Fichte en matière de philosophie universitaire. Alors que le premier soumet lordre universitaire au mouvement immanent et auto-réglé de la nature, Fichte reconnaît le primat de laction libre dont lordre historique doit survenir sur celui de la nature considéré comme inerte et paresseux.
4- Cet ordre philosophico-pédagogique du savoir présentait un contraste radical avec celui, empirique, qui régnait en Prusse à la fin du XVII, ce dernier favorisant plus volontiers les écoles professionnelles et les écoles métiers.
5- Dans le contexte de crise de luniversité allemande durant les années 1980-90, on a pu parler du « syndrome » ou de « mythe » Humboldt (Ash 1997) pour qualifier lattachement nostalgique voire franchement conservateur de certains professeurs et intellectuels à légard de lidéal romantique de luniversité de Berlin.
6- Comme le rapporte C. Bernard, « Sur quarante-huit chaires des collèges royaux, vingt-huit au moins sont occupés par des disciples de Cousin, la plupart anciens élèves de lEcole Normale ( ) » (Bernard 1991 : 29)
7- Lexcès, dont V. Cousin pose quil fait le jeu belliqueux de lhistoire de la philosophie, prend, dans le cas de léclectisme, la forme dun abus de pouvoir politique ou institutionnel partiellement adouci par son uvre de régulation ou de gestion neutralisante des conflits.
8- Nous empruntons ce terme à Fichte
9- Renversant explicitement lordre kantien du savoir, Quine fait de lépistémologie naturalisée un « chapitre » de la psychologie.
10- Il faudrait faire ici, à limage de ce que nous avons fait pour les institutions philosophiques, la critique généralisée des organisations de la traduction de lESIT aux départements de langues dans les universités en passant par lUNESCO ou lOrganisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) dans ce quelles ont de philosophable. Ainsi, par exemple, la division socio-économique de lorganisation de la traduction dans les termes de lantinomie théorie/ pratique mériterait une attention particulière ; de même, dailleurs, que la distinction « docimo-pédagogique » (Ladmiral) entre thème et version.
11- Ce niveau contient la possibilité réelle dun dictionnaire non-philosophique de la traduction dont les axiomes constitutifs sont identiques, à son ordre près, au dictionnaire de la non-philosophie.
12- Ce qui veut dire, en dautres termes, quil doit y avoir une prétention du français possiblement celle de la « clarté » cartésienne - à être la langue philosophique.
Bibliographie
- Ash, G. Mitchell. German Universities. Past and future. Crisis or Renewal. Providence & Oxford : Berghahn Books, 1997
- Bernard, Claude. Victor Cousin ou la Religion de la Philosophie. Toulouse : Presses Universitaires de lUniversité du Mirail, 1991
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Créée officiellement en 2002 par R. Brassier, G. Grelet et F. Laruelle, lOrganisation Non-Philosophique Internationale (ONPhI) est le premier groupe a sêtre constitué sur les principes de la non-philosophie, à savoir lhypothèse de limmanence radicale ou Un, la logique unilatérale de détermination en dernière instance et la « philosophabilité » du matériau mondain. Lactivité de lONPhI est guidée par un triple objectif : 1) fournir un cadre théorique rigoureux permettant aux non-philosophes, soumis à leffet tantôt dispersif tantôt totalisant de la mondanité, de travailler en solitaire comme en collectivité (il faudra comprendre ces termes selon leur usage non-philosophique) ; 2) lutter contre les appropriations mondaines et sauvages de lhérésie non-philosophique advenant systématiquement en milieu philosophique ; 3) encourager, ainsi que lannonce la page daccueil du site en ligne de lONPhI, le « développement de la discipline non-philosophique tant en extension quen compréhension. En extension, par la coordination a minima des applications, sur des matériaux particuliers, de telle non-philosophie constituée (à commencer par celle de F. Laruelle qui est, à ce jour, et de très loin la plus stable, la mieux assurée delle-même, et ses principes et de ses procédures, et donc aussi la plus féconde). En compréhension, en légitimant et en démultipliant linvention de nouvelles formes de mises en cause de la suffisance philosophique sur la base du réel, de la détermination en dernière instance et de la philosophabilité du matériau mondain. »1 . En promouvant un mode de travail collectif qui ne requiert ni centralisation (totalitaire) ni division (hiérarchique) du travail, lONPhI pose un problème insolvable aux organisations philosophiques traditionnelles que sont les académies, associations, cercles, facultés, universités, etc. Plus exactement, lorganisation non-philosophique du travail ouvre la voie non seulement à une critique généralisée ou « dualyse » de ces organisations philosophiques mais à la possibilité inédite de sa propre invention transcendantale (cest-à-dire, en définitive, à la réforme radicale de linstitution philosophique). Pour le dire autrement, lONPhI ouvre la voie à une science des organisations philosophiques mais aussi à lutopie dune organisation non-philosophique à venir pour le travail non-philosophique (pour la philosophie). Utopie dont il faut pouvoir décrire et axiomatiser les conditions réelles de possibilité à partir de la résistance on pourrait tout aussi bien dire de lexclusion - que la philosophie lui oppose.
Un simple regard du côté de lhistoire de la philosophie suffit à nous convaincre de la complicité structurelle entre le pouvoir politique (quil soit démocratique, aristocratique, monarchique ou républicain) et les philosophes. Sans surprise, ces derniers ont traditionnellement remplis des fonctions de monarque, servant, précepteur, conseiller, professeur ou, plus récemment, de ministre. Non contente de mettre en scène les conditions de sa propre domination (figure platonicienne du Roi-philosophe), la philosophie sinstitue comme la voie daccès principale au pouvoir (de la raison), sa pédagogie en quelque sorte (figure moderne du philosophe-pédagogue), mais aussi comme son instrument politique de sélection (figure républicaine du philosophe-fonctionnaire) sous le prestigieux label de « culture générale »2 . En toute rigueur, il faudrait revenir sur lhistoire de ces manigances savant mélange de violentes prises de pouvoir et dassujettissements calculés ayant pris place de Platon à Ferry. Bien quelles varient en lespèce, les institutions philosophiques reflètent, de façon unanime, la même prétention métaphysique de la philosophie à organiser le monde (politique, historique, éducatif, etc.,). Le statut exceptionnel de la philosophie dans lordre de la connaissance est symptomatique de cette suffisance. Ainsi, la philosophie occupe une position paradoxale : elle se présente à la fois comme une discipline au même titre que les autres et comme la « discipline reine » couronnant la fin des études secondaires, comme une activité profondément subjective et comme un paradigme méthodologique menant à la vérité et à lobjectivité, comme un cadre de bonne gouvernance pour la pensée et comme un modèle de désobéissance civile. Cette série de contradictions ainsi quun grand nombre dautres, répertoriées notamment par J. Derrida (Lacassagne 1986 : 13-17), forment ce qui semble être la structure paradoxale du « complexe philosophico-institutionnel ».
Le Conflit des Facultés de Kant dont on rappellera quil est, historiquement, le premier philosophe universitaire - illustre à merveille les prétentions organisationnelles au combien paradoxales de la philosophie. Bien quelle soit réputée « inférieure » en comparaison des facultés de loi, de médecine et de théologie qui sont relation étroite avec la raison dEtat, la faculté de philosophie est néanmoins dotée dune fonction à la fois critique et émancipatrice. Cette fonction critique qui consiste, en substance, à examiner de façon la plus indépendante possible la doxa dispensée par les facultés supérieures reflète le double ancrage « topo-épistémo-logique » de la philosophie. En effet, bien quelle comprenne « toutes les parties du savoir humain » (cest-à-dire les sciences historiques et purement rationnelles), la faculté de philosophie les excède également dans la mesure où elle examine non point leur « contenu » mais leur « objet ». Simultanément intérieure et extérieure, finie et universelle, pratique et théorique, la faculté de philosophie articule en elle-même le procès, foncièrement « dia-topique », de la raison dialectique.
Tout le long de la première décennie du XIXème siècle, la plupart des post-kantiens, de Schelling à Hegel en passant par Schleiermacher ou Fichte, établiront leurs projets philosophiques duniversité sur le socle instable de cette structure dialectique : « ( ) tout indique que la réflexion post-kantienne sur la Critique se caractérise par une double tentative : dune part supprimer la chose en soi et, corrélativement, conférer une forme véritablement déductive à ce qui chez Kant navait de déduction que le nom » (Ferry 1979 : 14). En toute rigueur, il faudrait distinguer ici les différentes inflexions que subit cette dialectique selon que se trouve accentué le bord empirique tendance illustrée par le modèle libéral de Schleiermacher qui insiste sur le pluralisme et linachèvement de lordre philosophique du savoir - ou le bord transcendantal tendance mise en scène par le modèle duniversité unitaire de Fichte fondé sur la contrainte transcendante de lordre philosophique3 -. Dune manière générale, linstitution de luniversité idéaliste opérait une unification-totalisation des disciplines rompant avec lordre empirique-chaotique du savoir, faisait de la philosophie le lieu immanent-transcendant de cette synthèse et supposait un « sujet » universitaire « en formation » (Bildung) capable dauto-réfléchir ou de déduire de lui-même (les conditions de) son savoir. Non seulement le modèle idéaliste de luniversité, incarné par lUniversité de Berlin, fît passer la connaissance du général avant celle du particulier4 (ce dernier se trouvant ressaisi dans lordre encyclopédique du général) mais elle essaya de combiner, sous limpulsion de G. de Humboldt, recherche et enseignement. Lapport principal de ce dernier est davoir institutionnalisé dans une perspective plus proche de celle de Schleiermacher que de Fichte - lacquis kantien de la finitude ontico-ontologique en faisant entrer lordre temporel de la recherche au sein de la téléologie universitaire5 . Dans son mémorandum intitulé « Über die innere und äussere Organisation der höheren wissenschaftlichen Anstalten in Berlin », Humboldt insiste bien sur le fait que la « Science nest pas entièrement trouvée ni ne peut jamais entièrement lêtre, et quelle doit comme telle être perpétuellement recherchée ». Plus récemment, D. Salman retrouvait le paradoxe kantien en faisant lamalgame entre pensée philosophique et savoir universitaire. Dans la mesure où elle concilie sciences empiriques et théoriques, intérêts particulier et général, la vue « synoptique » de la philosophie saccorde à merveille avec lidéal unitaire de luniversité (Salman 1954 : 29).
Par contraste avec la philosophie allemande qui prend son essor institutionnel dans le cadre idéologique de la « Nation », linstitution philosophique française trouve, dès le début du XIXème siècle, un regain de puissance dans les limites politiques de lEtat républicain (DIrsay 1935 : 190). En effet, cette période est caractérisée notamment par linstitutionnalisation de lenseignement philosophique dans les lycées et les universités et la figure emblématique de Victor Cousin. Signalant la collusion entre les ordres philosophique et politique (ou religieux), la généralisation de lenseignement philosophique fût, dabord, un moyen de transmettre (ou bien de préserver) lidéologie dominante quelle soit catholique romaine ou républicaine (Cotten 1992 : 200). Ainsi, lenseignement de la philosophie servit successivement à former lélite napoléonienne tout en évinçant les philosophies défavorables au régime (en particulier celles de Condillac et de Destutt de Tracy); à conserver (en latin) ce qui restait de lidéologie catholique durant la Restauration ; à instituer un compromis - trop politiquement intéressé pour être vraiment « neutre » - entre catholicisme et métaphysique ; à asseoir, dans les termes de V. Duruy, l « aristocratie de lintelligence » et de la morale ; et ; à en croire F. Chatelêt, à rendre digne la forme de pensée convenue et « neutralisante » de la classe bourgeoise.
Sagissant de V. Cousin, il a incarné le compromis ultime entre lambition métaphysique spirituelle et le pouvoir politique temporel, l« homo theologico-politicus » pourrait-on aussi dire, pour reprendre le titre dun ouvrage collectif qui lui a été consacré. De 1830 à 1840, notre philosophe fût simultanément directeur de lEcole Normale, président du jury de lagrégation, professeur à la Sorbonne, membre du Conseil de lInstruction Publique et de lAcadémie française et métaphysicien de renom. Non seulement lestablishment politico-philosophique était-il, durant cette période, aux mains des disciples de Cousin6 mais léclectisme sinstituait comme philosophie détat prenant, en quelque sorte, la place du catholicisme déclinant auquel il ne manquait pas, cependant, de rendre hommage. Ainsi, léclectisme cousinien accepte la diversité des systèmes comme donnant son « mouvement » et même sa « constitution » à lhistoire de la philosophie. Plus précisément, cette unité nest ni celle du panthéisme (ou du matérialisme) athée ni celle lidéalisme trop abstrait pour être populaire. Elle résulte de la subtile combinaison entre ces deux systèmes contenus chacun dans leur prétention dexclusivité. De la même façon, Cousin verra une complémentarité entre la raison naturelle des philosophes et la Révélation catholique, celle-ci permettant même dapprofondir ou de réfléchir celle-là : « La foi cest encore la raison, la raison triomphant du doute, acquiesçant pleinement à une opinion et sy reposant. Il ny a pas de foi contre la raison » (Cousin 1838 : 26). Cest là toute la stratégie de la « neutralité » de léclectisme : tirer le maximum du compromis en modérant par le jeu bien réglé du scepticisme et du mysticisme - la prétention prolifique des extrêmes. Neutralité « inspirée » qui institue la philosophie cousinienne comme lordre pacifié (« lautorité des autorités » dit Cousin) organisant ou « régulant », pour le compte du progrès de la philosophie, à la fois sa propre histoire conflictuelle et son rapport au religieux. Avec V. Cousin donc, la guerre des philosophes comme la supériorité de la philosophie (sur le catholicisme populaire) achèvent donc de s(auto-)ériger en institution. Ce qui revient à dire, entre autres, que léclectisme organise sa propre campagne politique de pacification - cest-à-dire de prise de contrôle nécessairement excessive et aristocratique7 de lhistoire de la philosophie et du fait religieux - au sein même de linstitution : « Les doctrines exclusives sont dans la philosophie ce que les partis sont dans lEtat. Léclectisme tend à substituer à leur action violente et irrégulière une direction ferme et modérée qui emploie toutes les forces, nen néglige aucune, mais ne sacrifie à aucune lordre et lintérêt général » (Cousin 1838 : 47). Si, dun point de vue épistémologique, lévénement V. Cousin institue la possibilité dune lisibilité institutionnelle ou politique de la philosophie (Cotten 1992 : 207), cette dernière nest pas en mesure pour des raisons structurelles den faire la théorie.
Il y aurait encore à mettre à jour la longue liste des contradictions et même des discriminations minant systématiquement linstitution philosophique. A la suite de B. Poucet, nous pourrions invoquer le double usage de la philosophie à la fois comme instrument impitoyable de sélection dans le cas des concours (CAPES, agrégation) et modèle denseignement libéral (Poucet 1999 : 14) sexportant désormais à la fois hors de lenceinte de la sacro-sainte université (cafés-philo, sites philosophiques en ligne, Collège International de Philosophie) et de laristocratie. Sans parler de la différence de traitement économique (qui nest certes pas propre à la philosophie) et même politique entre capésiens relégués en ZEP ou en province et agrégés méritant leur affectation dans les grands lycées parisiens. Différence dautant plus inconsistance quil arrive que le nombre de postes au concours du CAPES de philosophie soit quantitativement moins important que celui à lagrégation De même, on pourrait évoquer le mystère « insondable » de la dissertation philosophique qui requiert bien trop de créativité pour être soumis à des lois (cest le mythe célébré au XIXème siècle de l « art » de la dissertation) mais dont linstrumentalisation politique interdit quelle soit laissée à la discrétion de chacun (Pinto 1983). Si, pour un E. Boirac, linstitution de la dissertation demeurait à jamais une manifestation inégalable du génie grec à luvre dans l « esprit français », elle est désormais devenue le fond de commerce, plutôt lucratif, de méthodes et autres manuels préparant au baccalauréat et aux concours de la fonction publique.
La post-modernité de la philosophie simpose comme une autre figure critique et même apocalyptique de linstitution philosophique. Menaçant à chaque instant de seffondrer dans le vide laissée par le défaut dautorité métaphysique-professorale vide que vient partiellement combler ces nouvelles disciplines « expérimentales » que sont la psychologie de Ribot et la sociologie de Durkheim - la philosophie est maintenue artificiellement en état de survie. Elle devient à la fois le site dune sécularisation-prolifération « souple » de lunité (on évoquera, par exemple, la neutralité relative de lhistoire de la philosophie et les modèles topologiques contemporains de la continuité) et la représentante dune autorité inter-dite davoir trop intériorisée la censure : « La philosophie comme telle, aujourdhui, est ladministration déférente dun cadavre ( ) » (Chatelêt 1970 : 156). Fossoyeur ou, selon le mot de Nietzsche, « embaumeur » de son propre destin, le philosophe contemporain est à la fois un opportuniste et un résistant contraint de savoir jouer aussi bien de la règle que de lexception. Nous verrons que cest, dans ce contexte de crise généralisée ou sécularisée de linstitution philosophique, quil faut envisager la naissance du Collège international de philosophie.
Dans une perspective plus comparatiste, enfin, il serait intéressant de mettre en parallèle, dans la mouvance des réflexions dun P. Engel ou dun R. Rorty, les institutions continentales et analytiques de la philosophie (avec toute la part darbitraire géo-philosophique que véhicule cette distinction). Très grossièrement, tandis que le premier régime repose sur des formes lourdes et centralisées (livres, universités, cours magistraux, etc.), le second privilégierait davantage des structures plus légères souvent calquées sur les sciences dures (articles, facultés, laboratoires, etc.).
B) Lorganisation unifiée de la non-philosophie : ONPhI et ONPhO
Rompant radicalement avec les organisations philosophiques, lONPhI évitera aussi bien la planification8 du savoir non-philosophique (pour la philosophie) que son élection. Ces deux mouvement, qui procèdent de lordre institutionnel de synthèse de la philosophie, sont indissociables lun de lautre. La planification (qui est la forme organisationnelle de lauto-position) de la philosophie institue un plan dimmanence (continuité, encyclopédie, organisme, strate, texte, histoire de la philosophie) qui, dans ses versions les plus totalitaires, prétend contenir ou capitaliser lensemble du savoir humain au point den être, pour ainsi dire, la forme a priori. En outre, on pourra distinguer entre une forme à dominante immanente qui inclut linstitution dans son propre mouvement de synthèse (Schelling, Schleiermacher) et une forme à dominante transcendante qui, au contraire, lexclut formellement ou par principe (Fichte, Cousin). Dans ses versions les plus neutralisées, la planification est capable, jusquà un certain point, dinclure larbitraire de son propre positionnement institutionnel. En dautres termes, la philosophie devient lordre infiniment souple et circulatoire de son mouvement (devenir, déduction, continu, activité). Cest alors un certain nomadisme qui sinstitue : la philosophie, débordante, nen finit plus de sorganiser et dorganiser le monde au plus près de lui-même. En définitive, linstitution philosophique dessine, en creux voire en bordure, le territoire à la fois paradoxal et mouvant de sa « trans-topie ».
Pour sa part, lélection (qui est la forme organisationnelle de lauto-donation) exclut la philosophie hors de son propre lieu, la délocalise - par le levier de la volonté de puissance, du désir, de lintention, du manque, etc., - vers lextra-philosophique ou laltérité. Dès lors, la philosophie est toujours philosophie de quelque chose (des sciences, de la religion, de la philosophie, etc.,) quelle exploite soit en lordonnant à elle-même soit, soit en acceptant de sy subordonner : « La philosophie mène donc une double à légard de tout savoir régional et en particulier de la science. Elle manifeste une prétention à domination, législation, fondation, critique, prétention sous la forme dun projet ou dun horizon téléologique. Mais elle doit reconnaître la faiblesse de cette prétention qui est toujours en cours de réalisation, parce quelle doit recevoir le donné régional de la science et que cette réception est synonyme de finitude. Prétention et finitude font système et expliquent langoisse et la précarité de la philosophie ( ) » (Laruelle 1996 : 51). Tandis que dans les versions les absolues, lextra-philosophique est toujours nommé ou saisi par la philosophie elle-même ; dans les versions les plus modérées, la philosophie se trouve contrainte ou « finitisée » en retour par laltérité de son donné. Dès lors, un double régime institutionnel du philosophique se met en place : celui de lexploitation du donné extra-philosophique et celui de léthique fondamentale-régionale. Dans le premier cas, la philosophie élit arbitrairement une région du Monde quelle croit fertile puis en tire les arguments dont elle a besoin pour consacrer sa domination sur cette région en particulier puis sur le réel en général. Il existe ainsi une « politique de réception » du donné extra-philosophique dont la non-philosophie a pu identifier les modalités dinclusion-et-dexclusion (Laruelle 1996 : 285-286). Dans le second cas, la philosophie est, beaucoup plus modestement, le quelque chose dautre chose. Abandonnant, donc, une partie de sa suffisance métaphysique, la philosophie trouve les conditions de son organisation absolument-relativement hors delle-même. La philosophie est tantôt la spécialité dun savoir plus général (par exemple, la science) dont elle peut emprunter non sans déformation - la méthodologie et lontologie9 tantôt le lieu déstructuré et symptomatique de la manifestation de lAutre (Lévinas).
En contraste radical avec les organisations auto-positionnelle/ donationnelle de la philosophie, lONPhI ninstitue ni plan dimmanence ni de hiérarchisation transcendante du savoir. A défaut donc, de constituer une organisation empirico-transcendantale ou universitaire de la philosophie, lONPhI déploie la possibilité de sa mise en immanence radicale et de son ordonnancement « dual ». Cest précisément pour éviter la confusion entre le particulier et luniversel au sein même de lONPhI quil convient de distinguer rigoureusement entre ses dimensions réelle, transcendantale et apriorique. En loccasion, ces a priori déclinent respectivement la cause, la mode de « relation » unilatéral et lorgan(isati)on en dernière instance du savoir ou, plus généralement, des clones non-philosophiques.
En premier lieu, il importe donc de distinguer entre lONPhI et sa cause, à savoir lUn également définissable comme le « sans-organisation ». Si celle-ci est la force dorgan(isati)on transcendantale de celle-là, elle ne saurait pour autant organiser absolument-relativement le sans-organisation. Ce dernier (s)organise pour le monde de sa forclusion radicale aux organisations mondaines. De cet axiome découle un certain nombre de corollaires : 1) lONPhI nest pas lorganisation transcendante ou philosophique de lUn, ce qui veut dire quelle nest ni le plan ontologique de sa totalisation-unification ou de sa continuation ni le site exclusif de sa donation et/ ou de sa réception ; 2) si, donc, lONPhI jouit dune certaine « proximité » - que lon qualifiera doccasionnale plutôt quhistorique - à légard du Réel, ce nest donc ni comme lieu du monopole (encyclopédie) et/ ou de lexploitation-gestion (entreprise) du savoir non-philosophique, ni comme terrain délection (école) et/ ou de préservation morbide (musée) de la non-philosophie ; 3) de même quil y a différents « styles » ou « interprétations » non-philosophiques selon une certaine lecture constitutionnelle de la non-philosophie, de même il doit y avoir différentes organisations non-philosophiques transformations possibles des organisations de philosophie et de religion (église), de philosophie et de science (laboratoire) ou de philosophie et dart (atelier) - dont on peut penser quelles sont également consistantes en dernière instance.
La force de « fraternité » de lONPhI nest, en aucun cas, celle de la synthèse philosophique mais celle de la dualité unilatérale. Cet axiome doit se vérifier ainsi que la souligné E. Del Bufalo (Del Bufalo 2003) - non seulement au niveau de la structure organisationnelle de lONPhI (et en particulier au niveau du « conseil de dernière instance ») elle-même mais aussi de sa relation avec les autres organisations non-philosophiques. Ainsi que nous lavons souligné par ailleurs (Rao : 2003b), il en résulte que léconomie politique des relations entre ces organisations ne peut être soumis au principe de la Décision philosophique et à ses modes dunification-division (synthèse, représentation, transformation, scission, différance, etc.,). Partant, il faudrait revenir à la fois sur lactivité de planification transcendantale de lONPhI et sur sa politique daccueil de létranger. En substance, la première est la forme a priori on pourrait dire également « non-fichtéenne » à condition de ré-élaborer ce terme non-philosophiquement - de la multitude transcendantale (ou de lunivers) des clones, ceux-ci étant « liés » unilatéralement. Pour ainsi dire, cest la détermination de dernière instance qui institue le plan non-institutionnel de leur « fraternité ». Pour sa part, la politique daccueil de létranger (quil sagisse du donné désorganisé de la philosophie ou de lautre) est celle de sa réception (en) Un plutôt que de son inclusion et/ ou de son élection. Il y a donc une éthique de lONPhI qui est celle de son désintérêt radical ou transcendantal à lendroit des transactions ou organisations mondaines, de sa réception non-thétique de lAutre et du clonage ou de la fraternité (nous considérerons ici ces termes comme grosso modo identiques) comme performance non-philosophique dadhésion à lONPhI.
Ce que nous nommons lOrganisation Non-Philosophique Occasionnale (on pourra dire aussi « spécialisée ») ou ONPhO est lorgan(isati)on de lONPhI. Il convient de préciser que la distinction entre ONPhI et ONPhO opérée sous le régime de la dualité unilatérale - ninvalide en rien la forme constitutionnelle de lONPhI. Au contraire, elle aurait plutôt pour vocation à la préciser dans sa double détermination formale et matériale. Ainsi, lONPhO est le site non-institutionnel de la performance dinvention de lONPhI. En termes fichtéens, elle est ce « supplément » transcendantal de lactivité essentiellement formale ou constitutionne(a)lle de lONPhI. En termes humboldtiens, lONPhO est le site unilatéral de la recherche soustraite une bonne fois pour toute à la temporalité de la chose en soi ou bien du retour du même/ refoulé. Véritable laboratoire non-philosophique, lONPhO institue la priori ou lemplace de linvention (et pas simplement de la recherche) au sein de la structure organisationnelle de lONPhI. Répétons-le, si cette invention était spontanément présente au sein de lONPhI, elle navait pris le temps pour des raisons quil faudrait clarifier - dinstituer ses conditions de possibilité.
Le cas du Collège International de Philosophie (CIP) évoqué précédemment, offre une solution ingénieuse à la mort institutionnelle de la philosophie. Solution qui est être comparée à celle proposée par lONPhI bien quelle soit beaucoup moins radicale. Le CIP inaugure, ainsi, une nouvelle institution philosophique différentielle fondée paradoxalement sur le rejet de lordre métaphysique-kantien de luniversité et son re-conditionnement à sa limite heideggérienne-nietzschéenne (cest le motif du « retour de la philosophie »). Fondamentalement antinomique, le CIP fonctionne sur la base de fonds privés et publics, accueille (en théorie) aussi bien des philosophes institués que non reconnus. Plus exactement, cette organisation fonctionne sur la base des principes suivants : 1) la mort annoncée de la philosophie peut encore faire lobjet dune performance semi-institutionnelle ou quasi-universitaire ; 2) lencyclopédisme philosophique peut être sauvé en se voyant rapporté à limmanence dun réseau « transférentiel » à la fois proliférant et interdisciplinaire ; 3) le constat critique de la fin des totalitarismes métaphysiques quils soient religieux ou idéologiques fait le terreau dune nouvelle sécularisation semi-apocalyptique du théologico-politique.
C) Le projet non-philosophique dune ONPhO spécialisée en traduction
Le projet ou, mieux, linvention dune ONPhO spécialisée en traduction fait apparaître avant de la matérialiser non-philosophiquement larticulation étroite entre les organisations philosophiques (en particulier luniversité) et la thématique de la traduction telle quelle surgit dans le contexte du romantisme allemand (Schelling, Schleiermacher, Humboldt, etc.,). Plus précisément, cette articulation sopère dans la recherche dune unité de synthèse du savoir-langue, cest-à-dire linstitution dune inter-traduisibilité des connaissances déjà à luvre dans le projet leibnizien de Caractéristique universelle (dont on sait, par ailleurs, à quel point il a inspiré V. Cousin). Il nest donc pas surprenant que J. Derrida place la traduction au centre de son « coup denvoi » du CIP.
De lOrganisation Non-Philosophique Spécialisée en Traduction (ONPhOT), on dira quelle est une théorie unifiée dorganisation et de traduction. Elle serait, en quelque sorte, le laboratoire non-philosophique de la traduction. Dun point de vue constitutionnel, lONPhOT est une activation ou une traduction transcendantale de lONPhI dont elle partage les propriétés syntaxico-institutionnelles - à loccasion de la traduction. Ni planificatrice ni sélective10, lONPhOT sappuie sur les axiomes suivants dont on dira quils sont des traductions en dernière instance de ceux de lONPhI : 1) LUn défini comme le « sans-traduction » - échappe à toute (auto/ hétéro-)traduction philosophique. En outre, il matérialise la prétention de la philosophie à organiser la traduction du réel (ou, ce qui revient au même, à traduire lorganisation du réel) tantôt sous le régime de la planification (totalisation/ continuation) tantôt sous celui de lélection (exploitation/ conservation) ; 2) le « plan » non-encyclopédique de la détermination en dernière instance institue ou emplace lONPhOT11 ; 3) la performance organisationnelle de lONPhOT ouvre notamment sur a) une critique généralisée des organisations philosophiques de traduction, b) lorganisation de la traduction non-philosophique pour la philosophie et les idiomes philosophiques, c) un nombre infini dorganisations « démocratiques » ou « unifiées » de traduction et d) lutopie dune traduction non-philosophique pour la non-philosophie.
Généralisant, de façon inédite, le fameux triptyque jakobsonien (intralinguistique, interlinguistique et intersémiotique) mobilisé par J. Derrida, ces différentes pratiques se distinguent radicalement de celles mises en uvre au sein du CIP (Derrida 1990 : 612). Ainsi que nous lavons suggéré, la critique généralisée des organisations philosophiques de traduction prend pour matériau la prétention de la philosophie à organiser la traduction du réel et/ ou à traduire lorganisation du réel. Aussi, sagit-il dentreprendre la critique unifiée de lorganisation synthétique traduire et du philosopher (Rao 2003a, 2003c). Pour sa part, lorganisation de la traduction non-philosophique pour la philosophie et les idiomes philosophiques opère sur la prétention babélienne de la philosophie et des langues philosophiques à organiser-traduire le réel (défini notamment comme le « sans-culture ») en termes, par exemple, de « visions du monde », de « langues nationales » ou bien de « schèmes conceptuels », eux-mêmes plus ou moins philosophiquement traduisibles. Plus spécifiquement, lONPhOT enregistre cette prétention en la considérant dans la variété apriorico-transcendantale de ses langues-mondes philosophiques. Ce que nous nommons « organisations démocratiques de traduction » ne sont rien dautre que les « théories unifiées » entendues, en loccasion, comme organisations non-hiérarchiques de la traduction entre deux ou plusieurs régions dobjets (philosophie et science, par exemple). Il va de soi que de telles organisations dans la mesure où elles reposent sur le principe de la dualité unilatérale - se distinguent radicalement du modèle transférentiel promu par le CIP, ce dernier étant encore soumis au régime différentiel de la décision philosophique. Enfin, lONPhOT pose à la non-philosophie la question théorico-pragmatique de sa propre traduction. Traduction dont elle doit pouvoir organiser rigoureusement la performance. Généralisant les connaissances acquises au terme de lexercice des trois pratiques précédentes, lorganisation de la traduction non-philosophique de la non-philosophie débouche, entre autres, sur : a) la constitution dun dictionnaire non-philosophique de traduction (dont il faudra bien faire la théorie) organisant la traduction de la non-philosophie en dautres langues naturelles que le français (qui devra être ramené non-philosophiquement à sa fonction de support symbolique12), b) la description non-idiomatique ou symbolique du style (traductif) laruellien et laxiomatisation rigoureuse de l (im)possibilité constitutionnelle dune infinité de styles non-philosophiques (de traduction) alternatifs, c) lorganisation de linvention poétique de lidiome non-philosophique dont la richesse est théoriquement infinie.
1- Lidée, soutenue notamment par G. Grelet, dune pluralité possible de non-philosophies sajoutant à celle, qualitativement plus aboutie de F. Laruelle, fait actuellement lobjet dun débat que lon pourrait qualifier de « constitutionnel » - au sein de lONPhI.
2- Dans son dernier ouvrage en date intitulé LOrdre ultime des intellectuels, F. Laruelle dresse le portrait théorique de cette autre « espèce » nouvellement instituée de philosophe quest le philosophe médiatique. Espèce de philosophes qui sest installée dans lhorizon quasi-immédiat de la contemporanéité communicationnelle. Ainsi, par exemple, les trois lettres « B », « H », « L » achève de transformer celui quelles désignent en marque.
3- Il importe de distinguer les positions de Schelling et de Fichte en matière de philosophie universitaire. Alors que le premier soumet lordre universitaire au mouvement immanent et auto-réglé de la nature, Fichte reconnaît le primat de laction libre dont lordre historique doit survenir sur celui de la nature considéré comme inerte et paresseux.
4- Cet ordre philosophico-pédagogique du savoir présentait un contraste radical avec celui, empirique, qui régnait en Prusse à la fin du XVII, ce dernier favorisant plus volontiers les écoles professionnelles et les écoles métiers.
5- Dans le contexte de crise de luniversité allemande durant les années 1980-90, on a pu parler du « syndrome » ou de « mythe » Humboldt (Ash 1997) pour qualifier lattachement nostalgique voire franchement conservateur de certains professeurs et intellectuels à légard de lidéal romantique de luniversité de Berlin.
6- Comme le rapporte C. Bernard, « Sur quarante-huit chaires des collèges royaux, vingt-huit au moins sont occupés par des disciples de Cousin, la plupart anciens élèves de lEcole Normale ( ) » (Bernard 1991 : 29)
7- Lexcès, dont V. Cousin pose quil fait le jeu belliqueux de lhistoire de la philosophie, prend, dans le cas de léclectisme, la forme dun abus de pouvoir politique ou institutionnel partiellement adouci par son uvre de régulation ou de gestion neutralisante des conflits.
8- Nous empruntons ce terme à Fichte
9- Renversant explicitement lordre kantien du savoir, Quine fait de lépistémologie naturalisée un « chapitre » de la psychologie.
10- Il faudrait faire ici, à limage de ce que nous avons fait pour les institutions philosophiques, la critique généralisée des organisations de la traduction de lESIT aux départements de langues dans les universités en passant par lUNESCO ou lOrganisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) dans ce quelles ont de philosophable. Ainsi, par exemple, la division socio-économique de lorganisation de la traduction dans les termes de lantinomie théorie/ pratique mériterait une attention particulière ; de même, dailleurs, que la distinction « docimo-pédagogique » (Ladmiral) entre thème et version.
11- Ce niveau contient la possibilité réelle dun dictionnaire non-philosophique de la traduction dont les axiomes constitutifs sont identiques, à son ordre près, au dictionnaire de la non-philosophie.
12- Ce qui veut dire, en dautres termes, quil doit y avoir une prétention du français possiblement celle de la « clarté » cartésienne - à être la langue philosophique.
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- Bernard, Claude. Victor Cousin ou la Religion de la Philosophie. Toulouse : Presses Universitaires de lUniversité du Mirail, 1991
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